10. Le camp du Vernet d’Ariège

Après avoir été interné au camp pour « étrangers indésirables » du stade Roland Garros, Arthur Koestler est transféré au camp du Vernet d’Ariège en octobre 1939. Il y restera jusqu’en janvier 1940. Le Vernet est un petit bourg situé sur la RN 20 au nord de Pamiers, à une soixantaine de kilomètres au sud de Toulouse.

Voici un bref historique du camp :
En février 1939, l’administration de la Troisième République française ouvre au Vernet ce qu’elle appelle elle-même un « camp de concentration ». Au départ, il s’agit d’y enfermer environ 12 000 combattants de l’armée républicaine espagnole après la victoire de Franco. Remarquons que dès cette date, la France a clairement choisi son camp : celui du dictateur.
À partir du 3 septembre 1939, après la déclaration de guerre à l’Allemagne, l’administration française y interne les « étrangers indésirables », c’est-à-dire essentiellement des intellectuels antifascistes, des volontaires des Brigades Internationales qui avaient combattu en Espagne contre Franco, des opposants politiques aux régimes de Hitler et de Mussolini et des membres de la Résistance. Remarquons cette fois que la France va jusqu’à enfermer dans un camp de concentration les adversaires de ses propres ennemis, ce qui nous laisse avec un joli paradoxe sur les bras : pour qui roule la France, au juste ?
À partir de 1942, le Vernet est également utilisé comme camp de transit pour les Juifs arrêtés dans la région avant leur déportation vers les camps de Djelfa en Algérie, d’Aurigny dans les îles anglo-normandes, d’Auschwitz en Pologne, de Dachau en Allemagne, etc. Mais là, les choses sont plus claires : depuis la capitulation de 1940, la France mène une politique de collaboration très active avec l’Allemagne nazie.
Le 30 juin 1944, les 403 derniers internés sont évacués vers Toulouse en camion ou en bus pour les estropiés. Le 3 juillet ils seront déportés à bord du « train fantôme », qui mettra presque deux mois pour arriver à destination : Dachau pour les hommes et Mauthausen pour les femmes.

La description que Koestler fait du camp lorsqu’il y arrive en octobre 1939 rappelle beaucoup celle des camps de concentration nazis :

La première impression était celle d’un fouillis de barbelés qui entouraient le camp de trois rangs serrés et partaient en diverses directions, avec des tranchées parallèles.
(…)
Les baraquements étaient construits en planches, couverts d’une sorte de papier goudronné. Chaque baraque contenait deux cents hommes. Elles avaient trente mètres de long sur cinq de large et leur mobilier consistait en deux plateformes superposée courant le long des murs et laissant un passage étroit au milieu. L’espace entre les deux plateforme était d’un mètre, de sorte que ceux qui occupaient la plateforme inférieure ne pouvaient jamais rester debout.
(…)
Les rangées étaient divisée en dix compartiments par des piliers de bois supportant le toit. Chaque compartiment contenait cinq hommes et avait deux mètres cinquante de large. Ainsi chaque homme avait cinquante centimètres pour dormir, c’est-à-dire que les cinq devaient tous se coucher d’un même côté et, si l’un d’eux se retournait, tous devaient se retourner.
(…)
Les planches étaient recouvertes d’une mince couche de paille et la paille était l’unique mobilier transportable de notre baraque.
(…)
Il n’y eut pas de poêle pendant l’hiver 1939, pas de lumière et pas de couvertures. Le camp n’avait pas de réfectoire. Il n’y avait pas une seule table et pas un seul tabouret dans les baraques. Il n’y avait pas d’assiettes, de cuillères ou de fourchettes pour manger, pas de savon pour se laver.

La nourriture était réduite à presque rien, le travail était harassant, les appels dans le froid étaient interminables, bref, comme le note Koestler :

Au point de vue de la nourriture, de l’installation et de l’hygiène, le Vernet était même au-dessous du niveau d’un camp de concentration nazi.

Voilà les conditions dans lesquelles étaient détenus les étrangers antifascistes et anti-nazis en France en 1939. Mais ce n’est pas le pire, car au sein de cet enfer, il existait un enfer encore plus terrible : celui de la baraque 32, dite « baraque des Lépreux », où étaient parqués les membres des Brigades Internationales :

L’obscurité était complète et l’odeur épouvantable. Aucun des habitants n’avait de chemises ou de chaussettes de rechange et la plupart avaient vendu leur dernière chemise contre un paquet de cigarettes. Ils allaient nus sous un mince veston déchiré. La baraque était infestée de vermine et de maladies. En dehors des heures de travail, ils lavaient notre linge en échange de quelques tranches de pain, réparaient nos chaussures et les ciraient. Ils ne recevaient jamais de lettres et n’écrivaient à personne. Ils traînaient dans le camp cherchant des mégots dans la boue et sur le sol cimenté des latrines où ils avaient plus de chances d’en trouver. Mêmes les plus malheureux des autres baraques les considéraient avec un mélange d’horreur et de frayeur.
Ces cent cinquante hommes de la baraque des Lépreux étaient ce qui restait des Brigades Internationales, jadis orgueil du mouvement révolutionnaire européen, avant-garde de la gauche.

Il semble difficile d’ajouter une touche de folie supplémentaire à ce tableau apocalyptique de destruction massive des corps et des esprits. Difficile, mais pas impossible. Un moment donné, Koestler fait allusion à une « série de photographies représentant la vie des prisonniers de guerre allemands dans un camp français » qui circule dans le camp du Vernet. Voici son commentaire :

On les voyait en train de manger dans un réfectoire propre, où il y avait des tables et des chaises et des plats, des couteaux et des fourchettes. Et on les voyait dans leur dortoir, et ils avaient de vrais lits, des matelas et des couvertures. Les images illustraient une étonnante histoire : si vous étiez nazi, vous étiez traités décemment, mais si vous étiez anti-nazis, vous étiez traités comme de la boue.

Autrement dit, pour être bien traité par la France en ce début de guerre contre l’Allemagne nazie, mieux valait être un soldat de la Wehrmacht qu’un brave étranger opposant au nazisme. Cette logique perverse trouve son point d’orgue en janvier 1940, six mois avant la capitulation et quatre mois avant l’arrivée de Pétain au gouvernement, lorsque l’administration française décide de libérer les Italiens qui acceptent de prêter allégeance au Duce. Précisons tout de suite que 95% d’entre eux refusent cette proposition malhonnête. Ils préfèrent, et c’est tout à leur honneur, « la paille pourrie et le travail forcé du Vernet ». Voici comment Koestler juge l’attitude de la France dans cette affaire :

En libérant les Italiens qui optaient pour le fascisme et en retenant prisonniers ceux qui optaient pour la démocratie, l’administration française adoptait une attitude que seuls les mots de « haute trahison » pouvaient qualifier.

Après l’armistice, il est bien connu que la France mena une politique de collaboration baptisée avec un sens certain de l’humour involontaire « Révolution Nationale de la France ». Ce qui est moins connu, c’est l’empressement quasi servile avec lequel l’administration française devança les moindres désirs de la Gestapo. Voici comment les choses se sont passées au Vernet :

La semaine qui suivit la signature de l’armistice, la Gestapo fit sa première visite au Vernet.
Les hommes responsables de la défaite de la France avaient commis, entre autres, un crime qui passa inaperçu pendant ces semaines de chaos. En argot, cela s’appelle « préparer la marchandise ». Le gouvernement français avait « préparé la marchandise » pour la Gestapo : les deux mille hommes du Vernet, en même temps que la totalité des réfugiés allemands et autrichiens dont le nombre dépassait plusieurs dizaines de mille, en comptant ceux qui avaient servi dans les rangs de l’armée française, les blessés des hôpitaux, leur femmes et leurs enfants.
(…)
Au moment de l’effondrement total de la France, il y eut une dernière chance de sauver ces hommes martyrisés : c’était de les embarquer pour l’Afrique du Nord ou, si c’était trop demander, de leur laisser une chance de fuir. On refusa. On les laissa enfermés dans leur piège de barbelés pour les remettre au complet, avec des rapports mis proprement à jour, des registres confidentiels contenant leurs fiches bien classées (que les internés avaient données eux-mêmes aux autorités françaises). Quelle trouvaille pour les chemises noires d’Himmler ! Trois cent mille livres de chair démocratique, bien étiquetée, vivante et à peine abîmée !

On aura compris que le livre de Koestler incite sérieusement les Français à revisiter leur légende. La France victime innocente traînée dans la boue par la barbarie nazie et trahie par ses chefs ? L’image est de toute évidence un peu trop flatteuse.

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8. Les persécutions en Europe

En 1939, cette atmosphère délétère règne sur toute l’Europe. La mémoire collective n’a retenu que les camps de concentration nazis, mais en 1939, il en existe beaucoup d’autres comme celui du Vernet d’Ariège où Koestler restera interné plusieurs mois. C’est une période où domine la condamnation des groupes coupables, et pas une simple condamnation de principe, mais une déportation dans des camps où les conditions de vie sont sordides : froid, faim, promiscuité, absence d’hygiène. Les détenus sont présentés comme des délinquants ou des criminels, mais une large partie d’entre eux ne sont là qu’en raison de leur appartenance ethnique ou religieuse ou à cause de leurs opinions politiques. Voici comment Koestler décrit l’atmosphère qui règne en Europe en cette fin 1939 :

Un fort pourcentage de la population européenne s’était tout à fait habituée à l’idée d’être hors la loi. On pouvait diviser les gens en deux groupes principaux : l’un condamné par l’accident biologique de sa race et l’autre par sa croyance métaphysique ou sa conviction rationnelle quant à la meilleure façon d’organiser le bien de l’humanité. Le dernier groupe comprenait l’élite progressiste des intellectuels, des classes moyennes et des classes ouvrières du Centre, du Sud et de l’Est de l’Europe.
Cependant, la pression psychologique des persécutions et de la défaite avait développé en eux un complexe de culpabilité. Des hommes d’une audace et d’un courage exemplaires, après avoir été étiquetés « réfugiés » et chassés de trois ou quatre pays, semblaient porter la crécelle des lépreux. Des professeurs éminents et des dignitaires répandaient des larmes de joie quand ils étaient mis dans une prison « démocratique » après leur évasion. Des femmes aux idées avancées sur l’émancipation féminine acceptaient comme un marché équitable de se marier pour un passeport ou de se prostituer pour un permis de séjour. L’idéalisme combatif se transformait en un complexe de supériorité et le martyre en névrose.

Dans l’Europe de 1939, si l’on en croit Koestler, la condamnation des boucs émissaires tournait donc à la destruction psychologique systématique de l’idéalisme et du courage.
Les choses ne se sont visiblement pas arrangées l’année suivante, puisque après sa libération du camp du Vernet, Koestler doit renoncer à gagner l’Angleterre :

Entre temps, l’Angleterre elle aussi, à l’exemple de la France, avait procédé à l’internement général de tous les réfugiés politiques. Même si j’avais réussi à sortir de France et à traverser la Manche, j’aurais été mis de nouveau derrière les barbelés.

Et Koestler de conclure avec une ironie amère : « Les antifascistes étaient évidemment très gênants dans une guerre contre le fascisme ».

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6. La xénophobie en France

En France à cette époque-là, on ne hait pas seulement les Juifs, on déteste aussi les étrangers. Un moment donné, Arthur Koestler, amoureux (décidément très méritant) de la France, envisage de s’engager l’armée française. On pourrait imaginer que celle-ci l’accueille à bras ouverts et lui témoigne sa reconnaissance. On est loin du compte. Voici comment Koestler résume la situation :

La seule unité ouverte aux étrangers était la Légion étrangère et cette idée me répugnait. J’avais vécu en France, quoique avec de longues interruptions, pendant dix années et j’étais tout à fait décidé à risquer ma peau pour elle, mais à la condition d’avoir les mêmes devoirs et les mêmes droits que le soldat français de deuxième classe. Le courant de xénophobie grossissait en France avec une rapidité morbide et l’idée de rester un « sale métèque », même sous l’uniforme, me rendait malade.

Comme quoi l’armée française de l’époque s’y entendait comme personne pour décourager les vocations…
Insistons sur le fait que la xénophobie dont parle Koestler n’est pas un effet de son imagination ou de sa paranoïa. La France avait ouvert des camps de concentration où elle parquait dans des conditions sordides une population d’ « étrangers indésirables » composée en majorité d‘Espagnols hostiles au franquisme, d’Italiens hostiles au fascisme et d’Allemands hostiles au nazisme. Pour un pays supposé faire la guerre au régime totalitaire de Hitler, c’est quand même un comble. Et c’est quelque chose qui suscite évidemment beaucoup d’interrogations chez Koestler :

Peu d’années auparavant, on nous avait appelés martyrs de la barbarie fasciste, pionniers de la civilisation, défenseurs de la liberté, et quoi encore… (…) Et maintenant nous étions devenus la lie de la terre.
Mais pourquoi ? Pourquoi ce déchaînement général et bizarre de haine contre ceux qui avaient été les premiers à souffrir de l’ennemi commun et dont la majorité s’était offerte à combattre dès le début de la guerre ? Il nous fallut longtemps pour comprendre ce phénomène et tout ce qu’il impliquait sur le plan sentimental et politique et, quand nous le comprîmes, ce fut pour nous l’explication d’un des principaux facteurs psychologiques qui finalement menèrent la France au suicide.

Il est remarquable de constater combien certains schémas ont la vie dure car, déjà à l’époque, la persécution des étrangers s’appuie sur une propagande sécuritaire. Pour justifier son action, le ministère français de l’information, dont Koestler nous explique qu’il savait « que la haine pour les étrangers était le seul sentiment spontané des masses françaises apathiques », se fend d’un communiqué grotesque :

Il disait, sur le ton tranquille des communiqués officiels, que le nombre des cambriolages et autres crimes avait brusquement diminué durant les derniers jours, après l’internement au stade Roland Garros de la populace étrangère qui, pendant des années, avait infecté la capitale.

Dans la mesure où cette « populace » n’était nullement composée de délinquants mais de braves bourgeois, artisans et ouvriers tout à fait convenables, le doute est permis…
Koestler n’hésite pas à présenter la xénophobie comme une tradition bien ancrée de la bureaucratie française. Il a certes quelques raisons d’avoir une dent contre un pays qui l’a jeté dans un camp de concentration en tant qu’ « étranger indésirable », mais cette explication ne suffit pas car son texte fourmille d’anecdotes vécues. Et il va encore plus loin, puisqu’il lui prête carrément des affinités électives avec l’idéologie nazie :

La guerre avait enfin ouvert à la bureaucratie un débouché à sa traditionnelle xénophobie, mais dans notre cas un nouveau motif s’y ajoutait. La bureaucratie était pro-Bonnet et pro-Munich et, bien qu’elle ne fût pas consciemment pro-Hitler, elle avait pratiquement et tout bien considéré une Weltaunschauung fasciste (1) .

Il souligne combien cette « Weltaunschauung fasciste » rend service à l’Allemagne nazie, notamment à la presse allemande qui ne se prive pas d’ironiser lourdement sur l’accueil que le pays de Voltaire réserve aux ennemis du nazisme :

La radio allemande, dans ses émissions en langue française, exploitait avec succès ce sentiment. « Le peuple français ne veut pas se battre, il est l’instrument inconscient des impérialistes anglais, des réfugiés et des Juifs », psalmodiait Radio-Stuttgart. Et dans les cabinets ténébreux des ministères français, un chœur imperceptible soupirait : « amen » !
(…)
De nouveaux venus de Paris [au camp du Vernet] nous transmirent les congratulations ironiques de Goebbels pour la cordiale réception que nous faisait la terre de la Liberté. Le Völkischer Beobachter, organe nazi officiel, publiait une liste des auteurs anti-nazis réfugiés en France en leur demandant s’ils chantaient toujours les louanges des démocraties.

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(1) Weltaunschauung : vision du monde.