Les responsabilités dans la guerre en Ukraine

Il ne fait de doute dans l’esprit de personne que c’est la Russie de Poutine qui a envahi l’Ukraine. Ce qui est peu ou pas analysé en revanche dans la presse occidentale, c’est le rôle joué par les pays de l’Alliance atlantique et par le gouvernement ukrainien lui-même dans la montée des tensions qui ont conduit à cette invasion. Les journalistes se comportent comme des historiens qui décriraient l’accession de Hitler au pouvoir sans jamais mentionner les conditions ignobles imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles de 1919, ni la fièvre spéculative des années 20, ni la crise de 1929 qui en a résulté, ni le retrait des capitaux américains d’Allemagne dans les années 30, bref en occultant tous les événements antérieurs. Dans ces conditions, on ne peut que constater l’émergence incompréhensible du Mal absolu et il devient impossible d’en tirer la moindre compréhension ni la moindre leçon pour l’avenir. Les foules crachent à qui mieux mieux sur le portrait du diable pendant que les politiciens et le fameux complexe militaro-industriel font leurs petits arrangements entre amis. Dans le cas de l’Ukraine, il devient également impossible de penser et de mettre en place un processus permettant d’apaiser les tensions, de trouver des compromis et de mettre fin au martyre du peuple ukrainien. D’où l’importance d’analyser les événements antérieurs sans haine et sans passion.

Les États-Unis ont trahi leurs engagements vis-à-vis de la Russie

En février 1990, le secrétaire d’État américain James Baker a pris l’engagement verbal de ne pas étendre l’OTAN plus à l’est au cours d’un entretien avec Mikhail Gorbatchev où il était essentiellement question de la réunification de l’Allemagne. Cette promesse est constamment mise en doute ou carrément niée dans la presse des pays de l’Alliance atlantique alors que, comme l’a fait remarquer le Monde diplomatique, des documents récemment déclassifiés (notamment des échanges téléphoniques entre le président américain Bill Clinton et Boris Eltsine) permettent d’en établir la véracité sans l’ombre d’un doute. Cette promesse verbale n’a pas pourtant pas empêché l’OTAN d’incorporer par la suite 14 pays de l’Est : la Tchéquie, la Hongrie et la Pologne en 1999, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie en 2004, l’Albanie et Croatie en 2009, le Monténégro en 2017 et la Macédoine du Nord en 2020. Le commentaire quasi unanime de la presse est que ces pays sont souverains et qu’ils ont parfaitement le droit de décider démocratiquement d’adhérer à l’OTAN. En réalité pas tout à fait : ils ont parfaitement le droit de poser leur candidature, certes, mais de son côté l’OTAN a parfaitement le droit de la rejeter s’il estime devoir respecter une promesse antérieure. Récemment, j’ai entendu un «expert» affirmer sur le plateau de l’émission 28 minute d’Arte que les promesses n’engagent que ceux qui y croient et que les Russes ont été bien naïfs de ne pas exiger un accord écrit. Je veux bien, mais dans ces conditions sommes-nous bien placés pour accuser qui que ce soit de cynisme ?

Sur ce sujet, la position de Poutine est la suivante : dans son discours du 21 février 2022, il fait référence à la charte d’Istamboul et à la déclaration d’Astana pour défendre le principe selon lequel nul ne peut bâtir sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres. Il récapitule de manière détaillée ce qu’il appelle les « cinq vagues d’élargissement de l’OTAN » (1999, 2004, 2009, 2017 et 2020) et rappelle une fois de plus à quel point la trahison des engagement verbaux des États-Unis lui paraît inacceptable. Il fait ensuite la remarque suivante : « l’OTAN est venue aux portes de la Russie, voilà l’explication de la crise sécuritaire », avant d’entrer dans toutes sortes de considérations techniques concernant les dangers de l’arsenal balistique que l’adhésion à l’Alliance atlantique des pays frontaliers de la Russie permettra à l’OTAN d’installer. Puis il a cette phrase lourde d’implications : « l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, c’est une décision qui a déjà été prise, c’est une question de temps ». Autrement dit l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’est plus négociable car l’OTAN a fermé la porte à toute discussion. Ce qui signifie concrètement : soit la Russie subit passivement ce que l’OTAN lui impose et qui constitue à ses yeux une menace pour sa sécurité, soit elle s’y oppose par la force. Toute la deuxième partie de ce discours de Poutine est donc une critique de l’attitude conquérante de l’OTAN, de sa façon brutale de forcer la main à ses adversaires et de son refus de prendre en compte les intérêts ou les préoccupations sécuritaires de qui que ce soit d’autre qu’elle-même. On peut en déduire que de son point de vue, ces éléments ont été déterminants dans le déclenchement de la guerre. Une guerre à laquelle, soit dit en passant, personne n’avait intérêt − pas même la Russie qui peine aujourd’hui à vendre son gaz, dont le tissu industriel pâtit lourdement de la désertion des entreprises étrangères et qui se retrouve à devoir brader son pétrole à la Chine ou à l’Inde 20 dollars en-dessous des prix du marché.

La musique des sphères

Avant même d’examiner les éléments susceptibles de confirmer ou d’infirmer l’accusation de Poutine, il faut dire un mot des contraintes auxquelles nous soumet l’environnement idéologique et conceptuel très particulier de cette deuxième décennie du XXIe siècle. En France, la presse a créé des officines de «vérification» qui prétendent distinguer le vrai du faux afin d’éclairer les masses présumées ignorantes : ce sont les Décodeurs du Monde ou CheckNews de Libération, par exemple. Ces officines sont intéressantes à étudier car elles sont un concentré et une caricature de la presse bourgeoise dans son ensemble. Elles se présentent comme des «fact-checkers», autrement dit des organes neutres qui auraient le mérite de faire ce que les lecteurs n’ont pas le courage, l’intelligence ou le temps de faire : vérifier la véracité de tout ce qui circule dans l’espace public, dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Elles se sont donc auto-attribué une fonction éducative et le monopole du droit à apposer le tampon «vrai» ou «faux» sur tout ce qui passe. La première question qui se pose face à cette prétention est : Qui les finance ? De qui défendent-elles les intérêts ? Je n’insiste pas sur ce point (bien que ce soit la pierre angulaire de l’édifice), je préfère dire un mot de leur fonctionnement.

Lorsqu’on lit avec attention les billets de ces officines fact-checkeuses, il devient vite très clair que leur objectif réel n’est pas de distinguer le vrai du faux mais de tracer une ligne de démarcation entre ce qu’il est convenable et ce qu’il est honteux de penser. Leur fonction primaire est de distribuer les bons points et les bonnets d’âne. Elles font appel pour cela à toutes les ressources de la rhétorique, et notamment à la création de néologismes bourrés de connotations négatives. Les mots «complotisme» ou «complosphère» en sont un bon exemple. Ils sont bien commodes pour entretenir une savante confusion entre les cinglés qui pensent que la terre est plate et les esprits rationnels qui s’interrogent légitimement sur le rôle du profit dans la stratégie des grands laboratoires pharmaceutiques, par exemple. Cette fanfare de néologismes péjoratifs met le lecteur dans une position où il doit faire preuve de pas mal de courage pour oser aborder une thématique qui le placerait d’emblée dans une catégorie honteuse. En d’autres termes, les fact-checkers autoproclamés misent sur la lâcheté de la nature humaine. C’est une façon beaucoup plus fine et beaucoup plus efficace que la répression brutale des régimes autoritaires du passé d’imposer le silence à la foule sur un sujet qui fâche. D’où la pertinence de la question sur laquelle je n’ai pas insisté : qui les finance et de qui défendent-elles les intérêts ?

Notons au passage que le modèle économique de ces officines de fact-checking est particulièrement futé : les commanditaires d’opinion les paient pour qu’elles manipulent les émotions de la foule dans le sens le plus conforme à leurs intérêts, et de leur côté, elles n’ont besoin ni de recruter du personnel compétent en matière d’investigation journalistique ni de dépenser le moindre centime dans des enquêtes de terrain. Il leur suffit de s’assoir devant un ordinateur et de pondre quelque laïus sentencieux sur le distinguo que tout lecteur est sommé de faire entre l’opinion honorable et le boniment déshonorant s’il ne veut pas être considéré comme une raclure de bidet. Voilà bien de l’oseille facilement gagnée.

La crise du Covid a vu fleurir ce genre de néologismes qui sentent la bouse de vache. Dans l’absolu, est-il honteux de s’interroger sur l’efficacité et les possibles effets secondaires d’un traitement expérimental en phase d’essais cliniques ? Bien sûr que non. C’est même un devoir impérieux. Il n’empêche que quiconque a osé s’aventurer sur ce terrain s’est vu immédiatement jeter à la figure le sobriquet infamant d’ «antivax». Comprendre : une espèce d’Amish obscurantiste ou de hippie new-age qui soigne le cancer avec des tisanes et préfère laisser mourir ses enfants plutôt que de leur administrer des antibiotiques.

Il va de soi que la guerre en Ukraine n’échappe pas à la juridiction de ces officines prescriptrices de vérité et dispensatrices de pancartes d’infamie à la mode chinoise. Dans un billet consacré à une fausse citation de Montesquieu souvent utilisée pour critiquer l’OTAN, CheckNews écrit ceci : « L’erreur de citation faite actuellement par la poutinosphère tient au fait que la citation est faussement prêtée à Montesquieu depuis plusieurs années ». Nous le tenons, notre néologisme infâmant : « poutinosphère ». Il est malin, car il fait immédiatement penser à «fachospère», ce qui induit l’équation Poutine = facho. Vous la sentez, l’intimidation subliminale ? Si vous ne chantez pas en chœur les louanges de la sainte Alliance atlantique et du bienheureux OTAN, si vous osez prendre au sérieux la moindre virgule d’un discours de la Bête, vous allez vous faire tout bonnement poutinosphériser. Et là, malheur à vous…

Fachosphère, complosphère, poutinosphère, mon prince on a la musique des sphères qu’on peut. Ceci dit l’être humain s’honore à danser au son de son propre violon. Ne nous laissons donc pas intimider, renvoyons ces sphères bien peu célestes à leur vide sidéral et tentons d’examiner avec un minimum d’esprit critique si les propos de Poutine contiennent ou non un fond de vérité. Et surtout ne perdons pas de vue que la seule attitude véritablement déshonorante, particulièrement pour un journaliste, c’est celle qui consiste à transformer un problème géopolitique complexe en un western de série Z soigneusement expurgé de toute trace résiduelle de nuance ou à faire honte à la foule imbécile qui renâclerait à brandir la bannière clanique opportune et à cracher sur l’autre. Le journalisme est une chose, le hooliganisme en est une autre.

La fabrication du monstre

Certains journalistes, mieux informés ou plus intègres, reconnaissent qu’une promesse verbale a été trahie, le déplorent du bout des lèvres mais ajoutent immédiatement que l’OTAN est une organisation exclusivement défensive et que, contrairement à Poutine, elle n’a aucune visée expansionniste. Le mot «expansionniste» est particulièrement mal choisi pour une organisation qui a phagocyté 14 pays en quelques années, mais on comprend l’idée : contrairement à l’OTAN qui n’aurait que des visées défensives (ce qui n’est guère corroboré par les faits), Poutine chercherait à reconstituer l’empire soviétique. Cette idée est parfaitement absurde. Non seulement Poutine ne l’a jamais évoquée en vingt ans de pouvoir, mais pour nourrir un tel projet, il faudrait avoir le QI d’un bulot. Il impliquerait de conquérir militairement toutes les anciennes républiques soviétiques et d’entretenir dans chacun de ces pays qui seraient, tous sans exception, vent debout contre les forces d’occupation une triple structure militaire, policière et administrative. Comment la Russie dont le PIB est inférieur à ceux de l’Italie, du Brésil ou de la Corée du Sud financerait-elle une entreprise aussi colossale ? Eh bien la réponse est toute prête à jaillir de la tête des plumitifs comme Athéna de la tête de Zeus : c’est bien la preuve que Poutine est fou. Donc, si on suit bien le raisonnement, c’est le projet imaginaire que les «experts» de plateau télévisés prêtent sans preuve à Poutine qui prouve sa folie (et d’ailleurs, ajoutent-ils, une rumeur courrait comme quoi Poutine aurait un parkinson, maladie bien connue pour provoquer la folie, etc., etc.) On est là dans les bas-fonds du journalisme. Le journalisme est supposé véhiculer des faits, pas des théories de bistro au conditionnel. Le lecteur ou le téléspectateur que je suis se moque éperdument des impressions et élucubrations de tel ou tel opiniologue, il veut des faits avérés, vérifiés et recoupés qui lui permettent de dresser un tableau cohérent des forces en présence. Le reste n’est qu’une propagande atlantiste du même tonneau que celle qu’on reproche aux Russes.

La difficulté est que certains aspects détestables de la personnalité de Poutine font passer ces élucubrations comme une lettre à la poste auprès d’un public mal informé, partial ou tout simplement distrait. On se souvient de Poutine bombardant la ville de Grozny le 5 septembre 1999 et clamant vouloir «buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes». On se rappelle que lors de la prise d’otages par un commandant tchétchène dans un théâtre de Moscou en octobre 2002, Poutine avait ordonné l’assaut des Forces Spéciales russes munies d’un gaz toxique foudroyant et déclaré le soir même lors d’une allocution télévisée : «Nous avons prouvé qu’il est impossible de mettre la Russie à genoux». Bilan : 130 morts. Et surtout une lourde suspicion de mise en scène sur laquelle la journaliste Anna Politkovskaïa avait enquêté au péril de sa vie après avoir découvert la présence d’un membre du FSB au sein des terroristes. On se rappelle les campagnes de harcèlement contre ses opposants politiques, l’intimidation, l’emprisonnement, l’exil forcé, l’assassinat et les lois répressives. On se rappelle Mikhaïl Khodorkovski, ex-oligarque milliardaire et ancien PDG de la compagnie pétrolière Ioukos emprisonné 10 ans (2003-2013), Valeri Ivanov, journaliste d’investigation assassiné en avril 2002, sa consœur Anna Politkosvskaïa (celle qui avait enquêté sur l’affaire du théâtre) assassinée en octobre 2006, Alexandre Litvinenko, ancien officier du KGB empoisonné au polonium dans un hôtel de Londres en novembre de la même année, Stanislav Markelov, avocat spécialiste des droits de l’homme tué en janvier 2009, Boris Nemtsov, homme politique et pilier de l’opposition libérale abattu en février 2015, Alexeï Navalny victime d’une tentative d’empoisonnement en 2020, etc. Tout ceci justifie très bien qu’on puisse haïr Poutine, mais sur cette haine, j’aurais deux remarques à faire.

Ma première remarque est que le degré de haine est fortement dépendant de l’exposition médiatique négative. Pourquoi haïr Poutine davantage que Mohammed Ben Salmane, par exemple ? Mohammed Ben Salmane qui, le 2 octobre 2018, a donné son feu vert pour l’assassinat et le dépeçage du journaliste Jamal Khashoggi dans l’enceinte du consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. Mohammed Ben Salmane qui mène au Yémen une guerre inhumaine responsable à la fin de l’année 2021 de 377 000 morts (150 000 tués au combat et 277 000 morts de faim ou de maladies, parmi lesquels 10 000 enfants). Serait-ce parce que le Yémen est à l’autre bout de la planète ? Peut-être, mais c’est surtout parce que l’Arabie Saoudite est une alliée historique des États-Unis pour des raisons pétrolières. Ce ne sont pas ceux qui le méritent le plus qu’on hait le plus, ce sont ceux que la presse nous donne à haïr avec les tambours et les trompettes les plus assourdissants. Si les magnats de l’industrie et de la finance ont acheté toute la presse, ce n’est pas sans doute pas par affinité avec la chose littéraire mais plutôt pour s’assurer que les émotions qui animent les foules sont bien conformes à leurs intérêts. Avant de céder instinctivement à ces émotions induites, la simple prudence commande donc d’examiner les intérêts en question.

Ma deuxième remarque est que le cynisme, la brutalité et le manque de respect pour la vie humaine tels qu’on les reproche à Poutine n’impliquent nullement la folie, ni même l’absence de rationalité. Peu importe, objectera-t-on, la preuve est faite que Poutine est un personnage haïssable, haïssons-le et restons-en là. C’est à peu près la position de tous les animateurs d’infotainment télévisé par qui nous arrivent les nouvelles du front. Le problème est qu’en géopolitique, la réduction à la mauvaise nature du dirigeant est une explication un peu courte, comme nous l’a prouvé certain sachet de farine brandi par Colin Powell et présenté comme une dose d’anthrax tout droit sortie des manufactures diaboliques de Saddam Hussein. Cette reductio ad odium pose que toute la situation découle de l’éclatement soudain d’un orage dans un ciel serein, du surgissement d’un accès de folie dans un contexte par ailleurs tout à fait détendu et harmonieux, et qu’il est donc parfaitement inutile d’explorer toute autre cause éventuelle. On tient la racine du Mal, pourquoi chercher midi à 14 heures ? Soit dit en passant, c’est aussi, à peu de choses près, le message de Joe Biden (bien que le sort des opposants russes entre visiblement pour une part négligeable dans les postures martiales d’un homme qui n’a par ailleurs pas grand-chose à reprocher à Mohammed Ben Salmane).

Les conséquences de cette position radicale sont désastreuses pour tout le monde et particulièrement pour le peuple ukrainien. La stratégie qui en découle naturellement se résume à la pulvérisation complète et inconditionnelle de la Bête immonde qui répand le chaos dans le monde, ce qui implique un refus absolu de toute prise en compte de la problématique de l’autre, un rejet par principe de toute négociation et une montée indéfinie de la tension jusqu’à l’explosion finale, fût-elle nucléaire. Dans ces conditions, le martyre du peuple ukrainien n’est pas près de cesser et il pourrait bien se conclure en cataclysme. Il semble beaucoup plus judicieux de remonter la chaîne des événements qui ont déclenché le conflit et d’en explorer les raisons réelles dans l’espoir d’y trouver une solution qui ménage les intérêts et les préoccupations sécuritaires des uns et des autres.

Les exactions des États-Unis et de l’OTAN

Créée en 1949 pour contrecarrer l’implantation soviétique en Europe centrale et orientale, l’OTAN a vu sa mission évoluer peu à peu. Le 14 juillet 2022, 15 jours après le sommet de Madrid où les pays de l’Alliance ont adopté un nouveau «concept stratégique», l’OTAN a publié un document où elle rappelle que « les armes nucléaires sont une composante essentielle des capacités globales de dissuasion et de défense de l’OTAN, aux côtés des forces conventionnelles et des forces de défense antimissile ». Elle précise que « la posture de dissuasion nucléaire de l’OTAN repose (…) sur les armes nucléaires des États-Unis déployées à l’avant en Europe, ainsi que sur les capacités et l’infrastructure mises à disposition par les Alliés concernés » et elle distribue les rôles de la façon suivante : « Les armes nucléaires déployées à l’avant en Europe restent sous le contrôle et la garde absolus des États-Unis, tandis que les Alliés assurent un soutien militaire pour la mission des DCA [avions à double capacité] au moyen de forces et de capacités conventionnelles ». Au vu de ce document, on pourrait se représenter l’OTAN comme une alliance exclusivement défensive de pays désireux d’être protégés par les armes nucléaires américaines. Dans les faits, les actions de l’OTAN ont largement débordé ce cadre.

Le premier exemple qui vient à l’esprit est l’affaire du Kosovo. Le 24 mars 1999, l’OTAN a entrepris de bombarder les trois villes de Pristina, Belgrade et Podgorica sans même se soucier de demander l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU. L’opération, baptisée «Allied Force», va durer 78 jours. Il s’agissait, selon l’OTAN, de mettre fin à un prétendu génocide des Kosovars par les Serbes. Selon une technique bien éprouvée, l’OTAN a construit un récit d’exactions imaginaires dans lequel Slobodan Milošević jouait le rôle du «dictateur sanguinaire». Dans un article du Monde diplomatique daté d’avril 2019 et intitulé Le plus gros bobard de la fin du XXe siècle, Serge Halimi et Pierre Rimbert réduisent ce récit bidon à néant : « Les Serbes commettent un «génocide», «jouent au football avec des têtes coupées, dépècent des cadavres, arrachent les fœtus des femmes enceintes tuées et les font griller», prétendit le ministre de la défense allemand, le social-démocrate Rudolf Scharping, dont les propos furent repris  par les médias ; ils ont tué « de 100 000 à 500 000 personnes » (TF1, 20 avril 1999), incinéré leurs victimes dans des « fourneaux, du genre de ceux utilisés à Auschwitz » (The Daily Mirror, 7 juillet). Une à une, ces fausses informations seront taillées en pièces ». Les véritables raisons de ces bombardements sont analysées en détail par Ignacio Ramonet dans un article daté de mai 1999 et elles ne sont guère à l’honneur des États-Unis. L’ampleur des dégâts commis par l’OTAN et les centaines de victimes civiles tuées lors des bombardements ont évidemment attiré l’attention des ONG humanitaires. Human Right Watch, par exemple, a mis en ligne un texte où l’on peut lire : « Human Rights Watch a réalisé une enquête détaillée sur les pertes civiles lors de la guerre en Yougoslavie. Son équipe a visité 91 villes et villages en ex-Yougoslavie sur une période de trois semaines en août 1999 et a inspecté 42 des sites où des civils ont été tués. Cette enquête est arrivée à la conclusion que l’OTAN avait violé le droit humanitaire international. ». Bien entendu, Poutine ne se privera pas d’utiliser cette opération peu reluisante pour justifier la reconnaissance par la Russie de l’Abkhasie et de l’Ossétie du Sud ou l’annexion de la Crimée.

Le bombardement de la Serbie est loin d’être le seul fait d’arme édifiant de l’OTAN. Dans un article publié le 1er août 2022, le journaliste et correspondant de guerre américain Chris Hedges dresse ce constat accablant :

« L’OTAN a étendu son emprise, en incorporant 14 pays d’Europe centrale et orientale dans l’alliance, et ce faisant, a violé les promesses faites à Moscou une fois la Guerre froide terminée. Elle ajoutera bientôt la Finlande et la Suède qui étaient restées neutres depuis des décennies. Elle a bombardé la Bosnie, la Serbie et le Kosovo. Elle a lancé des guerres en Afghanistan, en Irak, en Syrie et en Libye, faisant près d’un million de morts et chassant quelque 38 millions de personnes de chez elles. Elle est en train de construire une présence militaire en Afrique et en Asie. Elle a invité l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud, les «Quatre de l’Asie-Pacifique», à son récent sommet de Madrid fin juin. Elle a étendu son champ d’action à l’hémisphère sud, en signant en décembre 2021, avec la Colombie, un accord de partenariat à des fins de formation militaire. Elle a soutenu la Turquie, qui possède la deuxième plus grande armée de l’OTAN et qui a illégalement envahi et occupé des régions de la Syrie et de l’Irak. Les milices soutenues par la Turquie se livrent au nettoyage ethnique des Kurdes syriens et d’autres habitants du nord et de l’est de la Syrie. L’armée turque a été accusée de crimes de guerre – notamment de multiples frappes aériennes contre un camp de réfugiés et l’utilisation d’armes chimiques – dans le nord de l’Irak. En échange de l’autorisation du président Recep Tayyip Erdoğan quant à l’intégration de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN, les deux pays nordiques ont accepté d’élargir leurs lois nationales sur le terrorisme (ce qui facilitera la répression des militants kurdes et autres), de lever leurs restrictions sur la vente d’armes à la Turquie et de refuser tout soutien au mouvement d’autonomie démocratique dirigé par les Kurdes en Syrie. »

Il faut avoir tout cela en tête lorsque les «experts» de plateau télé nous expliquent que l’OTAN est une organisation purement défensive, donc parfaitement inoffensive, et que la propension de Poutine à y voir une menace ne fait que prouver sa paranoïa, autrement dit sa folie. Les préoccupations sécuritaires de la Russie sont beaucoup moins délirantes qu’on ne veut bien le dire. Dans un discours télévisé de mars 2022, Poutine dit en substance : qu’y a-t-il de si compliqué à comprendre dans le fait que la Russie ne souhaite pas voir l’OTAN s’installer à ses frontières ? De fait, l’incorporation par l’OTAN de pays frontaliers permet aux États-Unis d’y établir des bases de missiles nucléaires à quelques minutes de sa capitale ou de ses grandes villes, ce qui la place ipso facto sous une épée de Damoclès et rend non-opérationnel son arsenal de dissuasion nucléaire. Rappelons que si la Russie a une dizaine de bases militaires à l’étranger, l’OTAN en a 800 réparties tout autour de la Russie. Cette exigence russe est d’autant moins difficile à comprendre qu’elle est exactement identique à l’exigence américaine lors de la crise cubaine de 1962. À l’époque, c’est l’Union soviétique qui avait installé une base de missiles sur l’île de Cuba et que le président Kennedy avait forcé l’Union soviétique à les retirer en brandissant la menace d’une guerre nucléaire mondiale. Personne n’avait alors parlé d’odieux chantage pour qualifier la réaction américaine.

J’ai déjà mentionné le fait que Poutine n’a jamais montré la moindre velléité de reconstituer l’Union soviétique et qu’il ne pourrait pas le faire même s’il le souhaitait. En revanche, depuis 20 ans, il ne cesse de marteler que l’adhésion à l’OTAN de deux pays en particulier, l’Ukraine et la Géorgie, constituerait selon ses propres termes une «menace existentielle». Cela n’a pas empêché l’OTAN de publier la déclaration suivante à l’issue du sommet de Bucarest de 2008 : « L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN ». Il suffit d’écouter le discours de Poutine du 21 février 2022 pour comprendre à quel point cet attendu 23 de la déclaration de Bucarest lui est resté en travers de la gorge.

L’expression «menace existentielle» est forte et tout à fait claire – elle constitue même un motif universellement admis d’entrée en guerre – mais le moins qu’on puisse dire, c’est que les pays de l’Alliance atlantique n’y ont pas prêté la moindre attention. Non seulement les raisons de cette demande russe n’ont jamais été expliquées au public des pays de l’OTAN, mais elle n’a même pas été portée à sa connaissance. Tout se passe comme si, pour le monde occidental, les radotages d’un autocrate délirant qui accumule les milliards, fait assassiner ses opposants et interdit la gay pride étaient tout sauf une information digne d’intérêt. Quand bien même l’autocrate en question serait le président de la deuxième plus grosse puissance nucléaire du monde. Et quand bien même, sur certains sujets en tout cas, il serait nettement moins délirant qu’on ne veut bien le dire.

L’interventionnisme américain en Europe de l’Est

Depuis 1991, les États-Unis soutiennent financièrement les mouvements pro-européens dans toutes les républiques de l’ex-URSS en utilisant essentiellement des ONG comme la fondation Carnegie, le National Endowment for Democracy (NED), le National Democratic Institute for International Affairs (NDI), Freedom House ou Open Society Institute.

Dans les années 2000, une série de révolutions, qu’on a appelées les révolutions de couleur ont éclaté dans de nombreuses républiques de l’ex-URSS, certaines avec succès et d’autres non : la révolution des Roses en Géorgie (2003), la révolution orange en Ukraine (2004), la révolution des Tulipes au Kirghizistan (2005) ou la révolution en jean en Biélorussie (2005). L’implication du gouvernement américain est abondamment dénoncée, notamment par l’ancien secrétaire adjoint au Trésor de l’administration Reagan, Paul Craig Roberts, qui accuse la fondation Soros et le gouvernement américain de soutenir et même «d’organiser les révolutions» dans le but de «servir les intérêts occidentaux». Un documentaire de la reporter française Manon Loizeau, Les États-Unis à la conquête de l’Est, tourné lors de la révolution des Tulipes au Kirghizistan, montre clairement l’implication des États-Unis dans cette révolution. On y voit notamment Mike Stone de la Freedom House participer à l’organisation de la révolte. On y voit également Guiorgui Bokeria, acteur majeur de la révolution des Roses en Géorgie, soutenir le groupe qui préparait la révolution des Tulipe. Dans un article du 26 novembre 2004 sur la révolution orange en Ukraine, le journal britannique The Guardian écrit ceci : « Le National Democratic Institute du parti démocrate, l’International Republican Institute du parti républicain, le département d’État américain et l’USAid sont les principales agences impliquées dans ces campagnes populaires, ainsi que l’ONG Freedom House et l’Open Society Institute du milliardaire George Soros ». On notera l’expression «campagnes populaires» («grassroots campaigns») qui désigne clairement des opérations destinées à influencer la base populaire et non des mouvements émergeant spontanément de la base populaire.

La photo du t-shirt orange ci-dessous est extraite du documentaire de Manon Loizeau. Elle a été prise dans les bureaux de Tbilissi de l’IRI, la fondation du sénateur McCain, lors de la révolution des Roses en Géorgie. Il s’agit de la liste des futures révolutions à déclencher que les États-Unis ont inscrites dans leur agenda. La mention TBD signifie «to be done», autrement dit «encore à faire». Évidemment n’importe qui peut faire imprimer n’importe quel t-shirt, mais en l’occurrence, le sénateur McCain n’est pas exactement n’importe qui : c’était le candidat du Parti républicain lors de l’élection présidentielle de 2008 face à Barack Obama. Voilà qui réduit singulièrement la portée de la rhétorique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sempiternellement brandie par le personnel politique des pays du «monde libre». Ledit «monde libre» se révèle être essentiellement un monde riche qui peut se payer des campagnes de manipulation à grande échelle.

L’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne

Une telle campagne de manipulation a eu lieu en Ukraine, mais elle a un lien si étroit avec le déclenchement de la guerre qu’il faut expliciter le contexte avant d’entrer dans les détails de l’ingérence américaine.

Début 2010 ont lieu des élections présidentielles en Ukraine. Les héritiers de la révolution orange de 2004 soutenue par les États-Unis s’étant largement discrédités entretemps, c’est Viktor Ianoukovitch qui remporte l’élection face à Ioulia Timochenko. Ianoukovitch est un personnage peu recommandable, fortement corrompu, qui a fait de la prison dans sa jeunesse et dont on découvrira après sa chute qu’il a amassé une fortune colossale et qu’il vit dans un luxe hallucinant. Malgré cela, le résultat des élections ayant été jugé «transparent et honnête» par les observateurs de l’OSCE, il est reconnu internationalement comme le président démocratiquement élu de l’Ukraine. Il a beaucoup été décrit comme un pro-russe inconditionnel. En réalité il souhaite développer une relation en même temps avec l’Europe et avec la Russie mais s’oppose fermement à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

L’élément qui pèse le plus lourd dans la suite des événements est le fait que trois ans avant l’élection de Ianoukovitch ont débuté des négociations sur un accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne. La signature est prévue pour les 28 et 29 novembre 2013 à Vilnius. Or une semaine avant la date prévue, Ianoukovitch fait volte-face et refuse de signer. Les raisons de ce refus sont assez faciles à comprendre. L’accord, qui constitue une sorte de préalable à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, n’est en réalité pas du tout avantageux pour l’Ukraine. Aucune aide financière n’est prévue alors que le coût de la mise en conformité de l’Ukraine avec les quelques 20 000 normes européennes imposées dans le cadre de l’accord est estimé à plus de 160 milliards de dollars. La libre circulation des personnes qui ouvrirait la porte à la possibilité pour les Ukrainiens de travailler n’importe où en Europe n’est même pas incluse dans l’accord. Il contient également des contreparties politiques que Ianoukovitch a du mal à avaler : la libération de Ioulia Timochenko, considérée comme une prisonnière politique par l’UE, et surtout des réformes sur la gestion de l’État pilotées par le FMI selon une doctrine austéritaire qui rappelle furieusement le sort infligé à la Grèce. Or dans un pays considéré comme l’un des plus corrompus du monde, ce genre de réforme déplaît toujours profondément à la classe politique qui profite du système en place. Enfin, last but not least, l’accord dépouille l’Ukraine de sa souveraineté. Le 25 janvier 2014, Natalia Vitrenko, économiste ukrainienne de gauche, députée et fondatrice du Parti socialiste progressiste, ainsi que 28 élus et responsables d’associations ukrainiens ont adressé un appel au secrétaire général de l’ONU, aux dirigeants de l’UE et des États-Unis où l’on peut lire ceci : « le cœur de cet accord implique la perte totale de la souveraineté ukrainienne au profit d’agences supranationales (le Conseil d’association et le Comité sur le commerce) intronisées au-dessus de la Constitution et des lois du pays en tant qu’autorités décisionnelles ». Pour le dire simplement, il s’agit donc fondamentalement d’un projet d’exploitation concocté par des technocrates européens non élus dans l’intérêt des multinationales de l’Ouest qui lorgnent sur la main d’œuvre bon marché de l’Ukraine.

Or non seulement Ianoukovitch n’est pas dupe, mais il se trouve que la Russie lui fait une offre infiniment plus alléchante. Un article du Figaro daté du 17 décembre 2013 le décrit en ces termes : « Moscou offre un véritable ballon d’oxygène à l’Ukraine. En visite mardi à Moscou, le chef de l’État, Viktor Ianoukovitch a obtenu de son allié russe l’équivalent d’un prêt de 15 milliards de dollars, une baisse de plus de 30% des prix du gaz ainsi qu’une levée des barrières commerciales qui perturbaient les échanges entre les deux pays ». Pour l’Ukraine qui est alors au bord de la cessation de paiement, c’est une véritable aubaine, d’autant plus que la négociation des contreparties est remise à plus tard, après les élections présidentielles de 2015. Conformément à ce qu’il considère comme étant l’intérêt du pays dont il a la charge (ainsi sans doute qu’à son intérêt personnel), Ianoukovitch décide donc à la dernière minute de ne pas signer l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne et d’accepter la proposition russe. Cette offense impardonnable à l’axe Washington – Bruxelles va signer son arrêt de mort. Immédiatement après son refus, la place Maïdan de Kiev se remplit de manifestants pro-Union européenne ; c’est le début de la révolution connue sous le nom d’Euromaïdan. On y retrouve exactement les même ONG que lors de la Révolution orange de 2004. Les manifestations sont organisées par l’International Renaissance Foundation, ou IRF (en ukrainien : Міжнародний фонд Відродження, littéralement «Fondation internationale Renaissance»), une organisation non gouvernementale ukrainienne créée en avril 1990, intégrée au sein de l’Open Society Foundation, toutes deux créées par George Soros et financées en grande partie par le congrès américain via la National Endowment for Democracy. La nouveauté est que le mouvement reçoit le soutien de tous les groupes nationalistes néo-nazis d’Ukraine, et le mot «néo-nazi» n’est pas à prendre au sens métaphorique : il s’agit de groupes d’extrême droite qui affichent ouvertement leur sympathie pour le nazisme. Ce n’est pas qu’ils soient particulièrement favorables à un rapprochement avec l’UE, ils détestent même la démocratie et le libéralisme, mais ils sont viscéralement anti-russes.

Il faut dire quelques mots sur ces groupes néo-nazis car ils font souvent l’objet de dénégations vigoureuses et indignées. Pour les uns ils sont le fait de quelques excités marginaux et n’ont joué en réalité aucun rôle, pour les autres ils n’existent tout simplement pas et ne seraient en fait que le fruit de la paranoïa pathologique de Poutine ou une invention perverse destinée à alimenter sa propagande mensongère. La réalité est quelque peu différente.

Les groupes néo-nazis en Ukraine

Les milices néo-nazies comprennent essentiellement trois groupes : Svoboda, le bataillon Azov et Pravy Sektor.

1) Svoboda (Всеукраїнське об’єднання «Свобода», fondé en 1991 par Oleh Tiahnybok sous le nom Соціал-Національна партія України ou Parti national-socialiste d’Ukraine) est la frange politicienne. L’un des principaux faits d’armes d’Oleh Tiahnybok est que, pour avoir dénoncé dans une lettre ouverte en 2005 les «activités criminelles de la juiverie» de son pays, pour avoir appelé à «purger l’Ukraine des 400 000 Juifs et autres minorités qui s’y trouvent» et pour avoir vilipendé la «mafia Judéo-Moscovite», il est entré en 2012 dans le Top 10 des antisémites mondiaux du centre Simon Wiesenthal.

Durant l’Euromaïdan, Svoboda a occupé la mairie de Kiev, tapissant les murs de croix gammées et de crochets de loups (wolfsangel), un symbole nazi qui a longtemps servi d’emblème à Svoboda avant qu’elle se refasse une beauté en 2003 pour devenir plus présentable. Un grand portrait y trônait en majesté : celui de de Stepan Bandera, un indépendantiste d’extrême droite né en 1909 et assassiné en 1959. Bandera a notamment dirigé l’Organisation des nationalistes ukrainiens, dite «OUN-B», un mouvement dont le but avoué était de combattre les Juifs, leur «principal ennemi», qu’ils accusaient d’être favorables aux Soviétiques et de constituer l’avant-garde de l’impérialisme moscovite en Ukraine. Dans sa lutte pour l’indépendance de l’Ukraine contre la Pologne et l’Union soviétique, Bandera a collaboré avec l’Allemagne nazie en créant la Légion ukrainienne, sous commandement de la Wehrmacht.

Ci-contre un portrait de Stepan Bandera, le héros de Svoboda, en uniforme nazi entre deux officiers nazis.

Signalons au passage que l’ex-boxeur Vitaly Klitchko, une fois nommé maire de Kiev, n’a rien trouvé de mieux à faire que de donner son nom à une grande artère de la capitale : à partir du 7 juillet 2016, la perspective de Moscou a été rebaptisée officiellement perspective Stepan Bandera (проспект Степана Бандери). Et ce n’est pas franchement une rareté, car dans toute l’Ukraine, on compte pas moins de dix villes pourvues d’une rue Stepan Bandera.

Ceux qui pensent que Svoboda a toujours été un parti très marginal devraient jeter un coup d’œil à la carte des élections législatives de 2012 : Cette année-là, si Svoboda fait effectivement moins de 2% dans les provinces de l’est où vivent les minorités russes, il dépasse allègrement les 30% dans les trois provinces qui composent la Galicie à l’Ouest du pays.

2) Le bataillon Azov (Батальйон «Азов», rebaptisé Полк «Азов» ou régiment Azov en septembre 2014) est la frange militaire. Il est intégré dans l’armée ukrainienne. Leur logo est directement inspiré du logo de la division Das Reich célèbre pour le massacre qu’ils ont perpétré à Oradour-sur-Glane. Le bataillon Azov était composé d’environ 800 volontaires fin 2014, mais ses effectifs ont considérablement augmenté en 2015 et 2016. Il comptait environ 4 000 combattants fin 2016. Il est estimé en 2022 à environ 5 000 hommes sur un total de 200 000 à 500 000 soldats de l’armée ukrainienne. Pour plus d’informations, voir l’article de France info.

3) Pravy Sektor (Пра́вий се́ктор, le «Secteur droit») est la frange policière et paramilitaire. C’est une sorte de Gestapo ou de police des mœurs qui s’est régulièrement substituée à la police. Les membres de Pravy Sektor menacent les citoyens, espionnent et insultent les journalistes ou les juges et n’hésitent pas à faire le coup de force et à jouer des poings ou de la matraque. Pravy Sektor est par exemple responsable de l’incendie volontaire de la Maison des Syndicats d’Odessa le 2 mai 2014 qui fera plus de 40 morts et 170 blessés. Les victimes de l’incendie sont des communistes, des pro-russes ou de simples manifestants de la communauté russe d’Odessa qui campent devant les bâtiments pour protester contre l’Euromaïdan, l’influence des milices d’extrême droite et les mesures politiques anti-russe qui commencent à être promulguées à partir de ce moment-là. La plus emblématiques de ces mesures impopulaires est la promotion de l’ukrainien au statut de langue nationale unique et obligatoire, ce qui transforme de facto les quelques 12% d’Ukrainiens exclusivement russophones en citoyens de seconde zone incapables de comprendre les documents administratifs de leur propre pays (loi du 23 février 2014).

Le cas personnel du fondateur de Pravy Sektor, Dmytro Iaroch, permet de prendre toute la mesure de la connivence ahurissante qui existe entre le gouvernement ukrainien officiel et les milices paramilitaires néo-nazies. Iaroch a été élu député sous l’étiquette Pravy Sektor entre 2014 et 2019 et nommé conseiller du ministère de la Défense. Début avril 2015, le ministère ukrainien de la Défense annonce que Iaroch est nommé assistant du chef militaire Viktor Moujenko, chef de l’état-major général et commandant en chef des Forces armées de l’Ukraine, et que son unité paramilitaire est intégrée aux forces armées ukrainiennes. En décembre 2015, après avoir quitté le Pravy Sektor, il fonde l’Armée des volontaires ukrainiens (UDA), une nouvelle formation paramilitaire formée par des anciens combattants de Pravy Sektor, qui intervient aux côtés des forces gouvernementales dans la guerre du Donbass (sur laquelle nous reviendrons).

Ceux qui souhaitent approfondir la question des milices néo-nazies peuvent se référer à l’article d’Olivier Berruyer sur son site Les Crises, à celui de l’Ośrodek Studiów Wschodnich (en anglais) ou regarder le documentaire de Paul Moreira tourné en 2015 et diffusé début 2016 dans le cadre de l’émission Special Investigation sur Canal+. Ce reportage a également le mérite de poser clairement la question de l’implication des États-Unis dans les affaires intérieures ukrainiennes et de souligner à quel point ils se sont accommodés de l’existence de ces milices néo-nazies qui, tout compte fait, leur ont été bien utiles.

Un dernier point important sur la mouvance néo-nazie en Ukraine : nous avons vu que le score de Svoboda aux élections législatives de 2012 a largement dépassé les 30% en Galicie, mais il faut préciser immédiatement qu’il a beaucoup chuté par la suite. Si l’influence et le rôle des groupes néo-nazi a été considérable dans ces années-là (notamment parce qu’ils ont été abondamment utilisés par les autorités de Kiev pour taper sur les minorités russes), l’effondrement de Svoboda lors des élections suivantes démontre que l’idéologie nazie est loin d’être majoritaire au sein de la population ukrainienne. Il serait donc trompeur d’affirmer de manière simpliste et péremptoire que l’Ukraine dans son ensemble est un pays nazi et que Stepan Bandera est un héros national pour tous les Ukrainiens.

L’interventionnisme américain en Ukraine

Les preuves de l’implication des États-Unis dans les manifestations et le coup d’état de 2014 en Ukraine sont innombrables. En décembre 2013, deux semaines après le début des manifestations, le sénateur John McCain est venu soutenir les manifestants (le journal The Guardian a mis en ligne une vidéo de son discours). Rappelons que John McCain était à la tête de l’IRI (Americain Republican Institute) dont nous avons vu que les bureaux de Tbilissi exposaient un t-shirt avec la liste des révolutions que les États-Unis projetaient de provoquer dans les pays de l’Est.

Par ailleurs, une diplomate de haut rang, Victoria Nuland (dont le titre exact entre 2013 et 2017 est «Assistant Secretary of State for European and Eurasian Affairs at the United States Department of State») est filmée distribuant des petits pains sur la place Maïdan (la vidéo est ici). Plus significatif encore : dans une conversation téléphonique piratée avec l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine, Geofrey Pyatt, on l’entend organiser le prochain gouvernement, désignant nommément celui qu’elle souhaite voir devenir le prochain premier ministre. L’homme qu’elle désigne s’appelle Arsenyi Iatseniouk. On entend notamment Victoria Nuland dire ceci : « Je pense que Yats [c’est le surnom qu’elle donne à Iatseniouk], c’est le gars adéquat. Il a de l’expérience économique et de l’expérience en tant que ministre. C’est le gars. Vous savez, ce dont il a besoin, c’est que Klitsch et Tyahnybok restent à l’extérieur ». «Yats» lui plaît parce que c’est un jeune banquier indéfectiblement pro-UE et pro-OTAN. C’est un ancien candidat à la présidentielle de 2010, il est président du parti de Ioulia Timochenko, il a donc de l’expérience. De plus il possède et dirige la fondation Open Ukraine financée par l’OTAN et les ministères des affaires étrangères américains et polonais. Les deux autres leaders de la contestation avec qui Victoria Nuland travaille, Vitaly Klitchko et Oleh Tyahnybok, doivent rester «à l’extérieur» : le premier à cause de son manque d’expérience (c’est un ancien boxeur qui deviendra maire de Kiev) et le second parce qu’il sent un peu trop le soufre (c’est le fondateur et le dirigeant du parti Svoboda). Le plus fort de l’histoire, c’est que «Yats» sera effectivement nommé premier ministre conformément aux souhaits de la diplomate américaine. On trouve des extraits de cette conversation ici et ici et la conversation in extenso est ici.

Sur la photo ci-dessous, on peut voir de gauche à droite : Oleh Tiahnybok (le fondateur et dirigeant de Svoboda), Victoria Nuland (diplomate américaine en charge des pays d’Europe de l’Est), Vitaly Klitchko (le maire de Kiev, celui-là même qui en 2016 rebaptisera une grande artère de Kiev perspective Stepan Bandera) et Arsenyi Iatseniouk (désigné comme premier ministre idéal par Victoria Nuland et effectivement nommé premier ministre par le président Porochenko).

À vrai dire les preuves de l’implication des États-Unis dans les manifestations et le coup d’état de 2014 sont si nombreuses et si faciles à trouver (notamment sur YouTube) qu’on se demande pourquoi les journalistes de la presse mainstream n’en ont quasiment jamais parlé. Ou bien ils n’ont pas fait leur travail, ou bien ils ont délibérément fait l’impasse sur tous les éléments incompatibles avec la ligne éditoriale et idéologique de leur patron (lequel est pour 90% des organes de presse, comme chacun sait, un industriel dont les intérêts ne coïncident pas avec ceux de la Russie mais avec ceux des États-Unis et des pays de l’Alliance atlantique en général).

Précisons que l’ingérence américaine est loin d’être circonscrite aux manifestations et au coup d’état de 2014. Elle s’inscrit dans le cadre d’un long historique d’aide financière et militaire qui a commencé dès la chute de l’Union soviétique et se poursuivra tout au long des années suivantes jusqu’à aujourd’hui.

En janvier 2015, Fox News a publié un article révélant qu’en 2013 et 2014, l’administration Bush avait dépensé 65 millions de dollars pour aider les groupe politiques pro-européens en Ukraine. Par ailleurs, dans une note datée du 13 décembre 2013, Victoria Nuland indiquait que le montant de l’aide américaine en Ukraine avait dépassé les 5 milliards de dollars depuis 1991. L’économiste Lyndon Larouche confirme ce chiffre de cinq milliards de dollars, ajoutant que Victoria Nuland s’était «vantée publiquement d’organiser une révolution» en Ukraine.

En ce qui concerne la période post-Euromaïdan, le journal Les Échos du 1er septembre 2021 révèle que « selon un responsable de la Maison-Blanche cité par l’AFP, les Etats-Unis ont alloué depuis 2014 quelque 2,5 milliards de dollars d’aide aux forces armées ukrainiennes, dont plus de 400 millions rien qu’en 2021 ». Bien que les dates parlent d’elles-mêmes, j’insiste sur le fait que l’aide dont parle Les Échos a été octroyée à l’Ukraine avant l’invasion russe.

Dans un article déjà cité paru en août 2022, le journaliste et correspondant de guerre américain Chris Hedges mentionne des chiffres beaucoup plus élevés : « Aux yeux des stratèges de l’OTAN, la Russie est une puissance à contenir. L’OTAN a fourni plus de 8 milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine, tandis que les États-Unis y ont engagé près de 54 milliards de dollars en aide tant militaire qu’humanitaire ».

Ce chiffre de 8 milliards vient d’une note publiée sur le site Bloomberg qui cite le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, mais il est probablement sous-estimé. Fin 2019, éclate ce qu’on a appelé l’affaire l’Ukrainegate. Il s’agit d’une affaire politico-judiciaire impliquant une conversation téléphonique entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky dans laquelle ils se seraient entendus pour salir la réputation de Joe Biden et le discréditer en tant que potentiel candidat démocrate aux élections de 2020 en s’appuyant sur les affaires douteuses menées par le fils de Biden en Ukraine. Cette affaire déclenche une première procédure de destitution du président Trump. Lors de la dernière journée des auditions publiques sur cette destitution, David Holmes, conseiller politique en chef à l’ambassade des États-Unis à Kiev, fournit un témoignage sur une question centrale dans cette crise de l’Ukrainegate : les efforts énormes et prolongés des États-Unis et de l’Europe pour utiliser l’Ukraine comme base d’opérations contre la Russie. Or dans le cadre de ce témoignage, il donne un chiffre encore supérieur à celui des Échos : « Depuis 2014, les États-Unis ont fourni à l’Ukraine une aide civile et militaire combinée d’environ 3 milliards de dollars, plus trois garanties de prêts d’un milliard de dollars […] Ces prêts sont remboursés en grande partie […] Les Européens, au niveau de l’Union européenne et les États membres réunis depuis 2014, ont fourni, si je comprends bien, 12 milliards à l’Ukraine en tout ».

Par ailleurs, en plus de l’aide financière, les États-Unis ont fourni à l’Ukraine une assistance militaire.  La presse regorge d’articles sur les instructeurs américains envoyés sur place pour former les soldats de l’armée ukrainienne. Un article de l’Express daté d’avril 2015, soit sept ans avant l’invasion russe, révèle que « l’armée américaine a déployé en Ukraine quelque 300 parachutistes dont la mission est d’entraîner les soldats ukrainiens devant combattre les séparatistes prorusses, déclenchant la colère du Kremlin qui crie à la « déstabilisation » ». Un autre article du journal suisse Le Temps daté de mars 2018, soit quatre ans avant l’invasion russe, explique que « depuis 2015, ce sont 6000 soldats et cadets [ukrainiens] qui ont été formés par les Américains, qui savent pertinemment qu’ils marchent sur un terrain inflammable ». Un terrain qui à la longue finira effectivement par s’enflammer.

Dans son discours du 21 février 2022 déjà cité plus haut, Poutine considère ces exercices comme un prétexte pour intensifier la présence de l’OTAN aux portes de la Russie. Il dénonce également les investissements américains dans l’amélioration des infrastructures maritimes et aéroportuaires ukrainiennes dont il souligne qu’elles faciliteront le transport de troupes et de matériel de l’OTAN. Il se montre particulièrement irrité par les sommes pharamineuses investies par les États-Unis dans la modernisation de la base navale d’Ochakiv en 2019. Il est difficile de lui donner tort sur ce point lorsqu’on lit ce qu’en dit le site américain Naval Post :

« Alors que les tensions montent entre la Russie et l’Ukraine sur la mer Noire, les États-Unis modernisent plusieurs bases navales ukrainiennes pour donner aux navires de guerre américains et de l’OTAN la possibilité d’accoster à quelques kilomètres seulement de la Crimée contrôlée par la Russie. Centré sur la base navale d’Ochakiv et l’installation militaire de Mykolaïv – à 40 miles à l’est d’Odessa et à moins de 100 au nord-ouest de la Crimée – l’effort financé par les États-Unis comprend le renforcement et la modernisation des jetées existantes et l’ajout d’un nouveau quai flottant, des clôtures de sécurité autour des bases,des installations de réparation navale et une paire de centres d’opérations maritimes flambant neufs à partir desquels les forces ukrainiennes et de l’OTAN peuvent diriger des exercices et coordonner des activités. »

Le coup d’État de 2014

Le déroulé de la chute du président Ianoukovitch est le suivant : le 19 janvier 2014 a lieu une manifestation massive en réaction à l’adoption de lois répressives à l’encontre des manifestants. Le 22 janvier, trois personnes sont tuées. De violents affrontements éclatent de nouveau à Kiev le 18 février. 28 personnes sont tuées ce jour-là. Deux jours plus tard, le 20 février, Kiev connaît sa journée la plus meurtrière depuis le début des manifestations : une centaine de personnes sont tuées et 622 blessées. La version officielle des partisans d’Euromaïdan est que ce bain de sang est l’œuvre de Ianoukovitch. En réalité, de nombreuse sources (dont une enquête assez fouillée de la télévision allemande ARD) permettent d’établir que des snipers opposants à Ianoukovitch, embusqués dans les étages supérieurs de l’hôtel Ukraïna, ont tiré sur des manifestants désarmés dans le but d’accuser Ianoukovitch de ce crime. Le nouveau procureur de Kiev, membre de Svoboda, mènera de prétendues «enquêtes» qui éviteront soigneusement de mettre en cause ces snipers et perdra «malencontreusement» des pièces permettant de les incriminer. Ce bain de sang dont Viktor Ianoukovitch n’est que partiellement responsable le contraint malgré tout à faire des concessions. Le lendemain, sous l’égide des ministres des Affaires étrangères allemand, français et polonais, un accord est signé entre le pouvoir et l’opposition afin de mettre fin à la crise. Il prévoit le retour immédiat à la Constitution de 2004 qui organisait un régime parlementaire, la formation d’un gouvernement d’union nationale et la tenue d’une élection présidentielle anticipée avant décembre 2014. Cet accord ne sera pas respecté. Dans une dernière allocution télévisée, Ianoukovitch annonce son refus de démissionner et dénonce « un coup d’État », mais quelques heures plus tard, le Parlement vote sa destitution et fixe la prochaine élection présidentielle au 25 mai. Dans la nuit du 21 au 22 février, il s’enfuit de Kiev. Ioulia Timochenko est libérée, le président du Parlement Oleksandr Tourtchynov devient président par intérim et Arsenyi Iatseniouk, le poulain de Victoria Nuland, est nommé premier ministre conformément à ses voeux.

Dès sa nomination, Iatseniouk compose un gouvernement dit «d’union nationale» mais qui n’en a guère que le nom. Dans ce gouvernement, reconnu par l’Occident, on compte pas moins de 6 ministres sur 19 appartenant ou ayant appartenu à des organisations néo-nazies ou fascistes : le vice-Premier ministre Oleksandr Sych est un membre du Comité exécutif de Svoboda en charge de l’idéologie ; le ministre de la Défense, Ihor Tenyukh, est membre de Svoboda ; le ministre de l’Écologie, Andreï Mokhnyk, et le ministre de l’Agriculture, Ihor Shvaika, sont des députés de Svoboda ; le ministre de l’Éducation et de la Science, Serhiy Kvit, est un ancien responsable du groupe néo-nazi Trident et un ami très proche de Dmitro Iarosh, le leader de Pravy Sektor dont nous avons parlé plus haut ; le ministre de la Jeunesse et des Sports, Dmitri Boulatov, est membre du groupe néo-nazi paramilitaire Autodéfense ukrainienne (UNA-UNSO) connu pour ses liens très étroits avec Pravy Sektor. Il faut également mentionner des hauts fonctionnaires nommés à des postes clé : Andrei Parubiy qui a cofondé Svoboda en 1991 et en a dirigé la section paramilitaire est nommé secrétaire du Conseil national de Sécurité et de Défense (organe qui chapeaute le ministère de la Défense et les Forces armées) et deviendra président du parlement ; Tatiana Chornovol, ancienne responsable de la communication de l’UNA-UNSO est nommée à la tête du Bureau anti-corruption ; Oleg Makhnitsky, membre de Svoboda, est nommé Procureur général de Kiev (c’est lui qui «enquêtera» sur les fameux snipers des massacres de février à Kiev), etc. Ils sont si nombreux qu’on ne peut s’empêcher de se demander quelle dette Arsenyi Iatseniouk, l’homme que le State Department des États-Unis a intrigué pour porter au pouvoir, avait à leur égard.

Signalons au passage que sept ans plus tard, le 16 décembre 2021 exactement, la Russie soumettra un projet de résolution devant l’Assemblée générale de l’ONU proposant de lutter « contre la glorification du nazisme, du néo-nazisme et d’autres pratiques qui contribuent à alimenter les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée ». Cette résolution sera adoptée par 130 pays, 49 s’abstiendront et 2 voteront contre : les États-Unis (au nom de la liberté d’expression) et l’Ukraine (pour des raisons évidentes). Comme l’écrit Craig Murray, « pourquoi le gouvernement des États-Unis pense-t-ils que les Nazis déclarés ont droit à la liberté d’expression mais pas Julian Assange ? Peut-on avoir la liberté d’expression pour prôner le meurtre de juifs et d’immigrants mais pas pour révéler les crimes de guerre des États-Unis ? ».

Le 21 mars 2014, cet aréopage de ministres nouvellement nommés et élus par personne va signer le traité de rapprochement entre l’Ukraine et l’Union européenne que Ianoukovitch avait refusé de signer. Les 15 milliards que la Russie avait promis lui passant sous le nez, il va falloir que l’Ukraine se tourne vers le FMI pour échapper à la cessation de paiement. Un article du Monde détaille ce que le FMI demande en échange : « L’Ukraine espère obtenir 15 milliards de dollars (10,8 milliards d’euros) du FMI, avec lequel elle est actuellement en négociation. L’organisme international imposera, en échange, un plan d’austérité. Une hausse du prix du gaz, l’augmentation de l’âge de la retraite et la privatisation des mines publiques sont d’ores et déjà annoncées ». Austérité, démantèlement des services publics, privatisation à outrance, bref, tout ce qui a tellement bien réussi à la Grèce. On commence à connaître la chanson.

La signature de cet accord de libre-échange entre l’UE et le pays le plus pauvre de l’Europe marque le début d’une nouvelle vague de corruption et de pillage par des oligarques locaux et par des étrangers de l’Alliance Atlantique. Des responsables de la haute administration américaine comme Nancy Pelosi ou Joe Biden envoient leur progéniture faire des affaires dans ce pays où le salaire minimum est de 100€ (soit 30% de moins que celui de la Chine, et c’est probablement cette perspective de délocalisation de proximité qui retient toute leur attention). Au bout de quelques années, on les retrouvera mêlés à des affaires de corruption. Sur YouTube, on trouve une vidéo hallucinante où Joe Biden, alors vice-président de Barack Obama, se vante d’avoir exercé un chantage à l’aide américaine pour faire virer un procureur ukrainien qui enquêtait sur son fils Hunter, membre du conseil d’administration de la plus grosse entreprise de produits gaziers et pétroliers d’Ukraine, Burisma Holdings (Бурісма Холдингс). Pour plus d’information sur cette histoire qu’il est convenu d’appeler l’Ukrainegate, voir le dossier consacré à ce sujet sur le site Les Crises d’Olivier Berruyer.

En réaction aux tendances néo-nazis et à la politique anti-russe du nouveau gouvernement, des manifestations vont éclater dans plusieurs grandes villes de l’Est du pays, notamment en Crimée et dans le Donbass.

Le référendum de Crimée

L’annexion de la Crimée mérite d’être examinée avec beaucoup d’attention parce qu’elle est l’objet de nombreux commentaires biaisés, erronés ou carrément mensongers. Depuis le XIIIe siècle, la Crimée est dominée par un peuple turco-mongol, les Tatars. À la fin du XVe siècle, la Crimée devient un protectorat de l’empire ottoman. En 1783, après plusieurs années de guerre russo-turque, la Crimée est annexée à l’empire russe et depuis cette date, elle a toujours été russe. En 1954, à l’époque de l’Union soviétique, Khrouchtchev décide de rattacher la Crimée à l’Ukraine, bien que ces deux régions n’aient jamais eu la moindre histoire commune. C’est une décision administrative qui, sur le moment, n’a pas plus de conséquence que n’en aurait le rattachement d’un département français à telle région plutôt qu’à telle autre. Khrouchtchev n’avait évidemment pas imaginé que 37 ans plus tard, l’URSS exploserait et que l’Ukraine prendrait le large en emportant la Crimée dans ses bagages. En 1991, après la chute de l’URSS, Boris Eltsine décide de reconnaître l’Ukraine indépendante dans ses frontières en y incluant la Crimée. Cette décision surprend tout le monde. La Crimée, où la grande majorité des habitants sont de langue et de culture russe, connaît alors de très forts mouvements sécessionnistes. Depuis 1991, elle jouit d’un statut spécifique. Son parlement régional n’a pas le pouvoir d’initier des lois, mais la péninsule est autonome sur le plan budgétaire et surtout, elle dispose de sa propre Constitution, entrée en vigueur en 1999 après de nombreux allers-retours entre Kiev et Simferopol entre 1992 et 1998.

Lorsque éclate Euromaïdan, les habitants de Crimée voient les manœuvres des groupes néo-nazis d’un très mauvais œil. Pour eux comme pour toutes les minorités russes d’Ukraine, le nazisme, c’est essentiellement les 27 millions de morts russes de la Seconde Guerre mondiale. Le 11 mars 2014, après la chute du président Viktor Ianoukovitch et la mise en place de la politique anti-russe des nouvelles autorités ukrainiennes, la Crimée décide d’organiser un référendum sur son rattachement à la Russie. J’insiste sur ce point, car il est constamment passé sous silence voire carrément nié : ce n’est pas la Russie qui a pris la décision d’organiser ce référendum, c’est le parlement de Crimée. Les habitants de Crimée votent à 96,6% pour le rattachement à la Russie. Comme à son habitude, la presse occidentale parle alors de farce électorale, de bourrage d’urnes, de référendum bidon organisé par Moscou, etc. Ce marronnier journalistique peut avoir une certaine pertinence dans certains cas, mais en l’occurrence il n’en a aucune. La quasi-totalité de la population est réellement et profondément hostile au nouveau pouvoir de Kiev et favorable au rattachement à la Russie. Après l’annexion, les États-Unis ont missionné l’institut de sondage Gallup pour effectuer un sondage prouvant que le référendum était une manipulation de Moscou. Gallup a demandé à la population si elle pensait que le résultat du référendum reflétait l’opinion générale. Or, même après manipulation habituelle des données, ils ne sont pas parvenus à un chiffre significativement inférieur.

Sur le media internet The Conversation, Norbert Rouland, juriste, professeur d’anthropologie juridique, auteur de romans historiques et membre de l’Institut universitaire de France écrit ceci :

« Il se trouve qu’en 2017 j’ai voyagé en Crimée et ai prononcé une conférence à l’université de Yalta. J’ai pu parler avec la responsable des relations internationales de cette université, ukrainienne francophone, ainsi qu’à des familles de Russes installés en Crimée. A priori, je dois dire que je n’ai entendu que des opinions positives par rapport au rattachement. On m’a fait remarquer, notamment en prenant l’exemple du pont de Kertch, que j’ai emprunté, que la Russie investissait beaucoup dans les infrastructures, les écoles et les hôpitaux par rapport à la période ukrainienne où ce territoire, qui avait été la Côte d’Azur de l’aristocratie russe et soviétique, était tombé en déshérence. »

Bien entendu, sur le plan juridique, il n’en reste pas moins vrai que le référendum de Crimée constitue une violation de la Constitution ukrainienne, au même titre que le référendum d’indépendance en Catalogne constituait une violation de la Constitution espagnole. Il est vrai également que la Russie a fourni de l’aide à la Crimée, y compris sur le plan militaire, ce qui peut à bon droit être considéré comme une intrusion étrangère inacceptable. Mais on est malgré tout aux antipodes de l’image constamment véhiculée par de nombreux organes de presse d’une conquête militaire brutale de la Crimée assortie d’un référendum truqué organisé par la Russie, au mépris de l’attachement viscéral présumé de ses habitants à leur Ukraine natale. En Crimée, presque tous les habitants, à l’exception des Tatars, sont attachés à la Russie et quasiment aucun à l’Ukraine.

Le cas des Tatars est particulier et doit être traité à part car il n’a rien à voir avec la relation entre la Russie et l’Ukraine : même s’ils n’ont aucune raison de ressentir le moindre attachement à l’Ukraine, les Tatars sont foncièrement anti-russes et farouchement opposés au rattachement de la Crimée à la Russie parce qu’ils ont été déportés par l’URSS en 1944 (essentiellement en Asie centrale). Ils sont revenus progressivement après la chute de l’Union soviétique, jusqu’à représenter à peu près 12% de la population totale en 2014 (un peu plus aujourd’hui). Mais leur détestation des Russes et leur opposition au rattachement à la Russie n’a rien changé au résultat du référendum car ils l’ont boycotté massivement. Très conscients d’être devenu une toute petite minorité sur un territoire autrefois dominé par leurs ancêtres, ils ont préféré manifester leur opposition en s’abstenant de participer à une consultation dont le résultat était de toute façon couru d’avance.

L’une des raisons importantes qui a poussé la Russie à apporter son concours à la Crimée dans son processus de rattachement est que depuis la fin du XVIIIe siècle, une partie de la flotte navale russe stationne dans la base criméenne de Sébastopol. Depuis l’implosion de l’Union soviétique en 1991, la Russie échange le droit de s’y maintenir contre un rabais sur le gaz qu’elle vend à l’Ukraine. Le bail signé en 1997 devait venir à échéance en 2017, mais en 2010, sous la présidence de Viktor Ianoukovitch, un accord a été conclu pour une prolongation de vingt-cinq ans (donc jusqu’en 2042). Ce n’est pas un élément négligeable car comme le rapporte un article du Monde, en 2014 le port de Sébastopol compte pas moins de vingt-cinq navires de combat et treize mille hommes. Mais Euromaïdan et l’ingérence américaine rebattent complètement les cartes. Pour la Russie, l’annexion de l’Ukraine par l’UE et son éventuelle adhésion à l’OTAN impliquent que la base de Sébastopol va tomber dans l’escarcelle américaine. Les États-Unis savent très bien que la perspective de perdre son seul port militaire en mer chaude est inacceptable pour la Russie, mais ils décident de persévérer quand-même, envers et contre tout, dans la voie de la provocation. La simple prudence imposait que l’Ukraine soit finlandisée, c’est-à-dire maintenue dans une neutralité à équidistance de l’UE et de la Russie. Dans ces conditions, la Russie aurait pu continuer indéfiniment à louer la base de Sébastopol à l’Ukraine sans annexer la Crimée (chose qu’elle n’avait manifestement pas l’intention de faire en 2010, sinon elle n’aurait pas signé une prolongation du bail de location jusqu’en 2042).

Quelques voix s’élevaient déjà à l’époque contre les dangers que comportait l’absorption de l’Ukraine par l’OTAN et par l’UE. Dès 2014, François Asselineau ou Olivier Berruyer, l’auteur du site Les Crises déjà cité, mettaient vigoureusement en garde l’opinion publique contre le risque d’escalade vers la guerre que constituait la politique de l’Alliance atlantique. Ils n’ont malheureusement pas été écoutés et aujourd’hui c’est le peuple ukrainien qui en paie les conséquences.

La guerre du Donbass

Le mot «Donbass» est la contraction de «Donetskiy Basseïn» (Донецький басейн), signifiant bassin (minier) de la région de la rivière Donets. C’est le nom générique donné à une région située à l’Est de l’Ukraine, dont toute l’économie tourne autour de l’industrie lourde (charbonnages et sidérurgie). Dans cette région où se trouvent quasiment toutes les minorités russes du pays, deux ou trois semaines après l’annexion de la Crimée, les manifestions contre l’Euromaïdan, contre les groupes néo-nazis qui le soutiennent et contre la politique de discrimination linguistique et culturelle qui en découle se transforment en insurrections armées contre le nouveau gouvernement de Kiev. Des forces séparatistes auto-proclament la république populaire de Donetsk le 7 avril 2014 et la république populaire de Lougansk le 24 avril 2014. Début mai, le gouvernement de Kiev intervient dans la zone, accompagnée de deux groupes néo-nazis : le bataillon Azov et le Corps des Volontaires Ukrainien, une émanation de Pravy Sektor. De son côté, la Russie soutient matériellement l’insurrection menée par les séparatistes. C’est le début d’une véritable guerre civile. Les forces de Kiev et les milices néo-nazies traitent les citoyens ukrainiens appartenant à la minorité russe, y compris la population civile, non pas comme des compatriotes mais comme des ennemis de la nation. Le 30 septembre 2015, une dépêche de l’agence Tass mentionne que « des membres du bataillon ukrainien Tornado sont accusés de viol, torture et enlèvements dans le Donbass ». Rapportant les déclarations du procureur général militaire d’Ukraine, elle précise que « les crimes ont été prouvés » et que « huit officiers de police ont été arrêtés ». Kiev n’aura pas d’autre choix que de dissoudre ce bataillon Tornado sous la pression internationale, car ces idiots ont filmé leurs exactions et ne peuvent donc plus les nier.

Cette guerre civile commencée en 2014 durera jusqu’à l’invasion russe, huit années au cours desquelles le gouvernement de Kiev fera subir à ses minorités russes de l’Est exactement ce que les Russes leur font subir aujourd’hui. Avec un traitement médiatique très différent toutefois, car la quasi-totalité de la presse occidentale passe cette guerre sous silence. Pour se faire une idée de ce que les minorités russes d’Ukraine ont vécu, il faut regarder le documentaire d’Anne-Laure Bonnel. Cette journaliste est allée dans le Donbass interviewer des gens qui ont passé huit mois dans des caves par peur des bombardements du gouvernement de Kiev. Son reportage s’ouvre sur un passage assez hallucinant du discours que le président de la république ukrainienne, Petro Porochenko, a tenu à Odessa le 14 novembre 2014, cinq mois après son élection :

« Chez nous il y aura du travail — chez eux, non. Chez nous, il y aura des retraites — chez eux, non. Chez nous, on s’occupera des enfants et des retraités — chez eux, non. Chez nous, les enfants iront à l’école et dans les jardins d’enfants — chez eux, ils se terreront dans les caves. Parce qu’ils ne savent rien faire. C’est comme ça, et précisément comme ça, que nous gagnerons la guerre ».

«Nous», ce sont les Ukrainiens de l’Ouest, les pro-Euromaïdan, les partisans de l’OTAN et de l’Europe ; «eux», ce sont les minorités russes de l’Est du pays.

Bien entendu, dans la mesure où des personnalités aussi éminentes que François Hollande ou le président de la Commission européenne José Manuel Barroso ont chaleureusement et publiquement applaudi l’élection de Porochenko, toute la presse atlantiste a crié à la falsification et à la fameuse «sortie du contexte». Profitons-en pour examiner de plus près comment fonctionne la propagande occidentale qui n’a décidément rien à envier à la propagande russe.

Comme il fallait s’y attendre, la vidéo du discours de Porochenko a fourni à l’inénarrable CheckNews une occasion en or pour sortir sa poubelle sur le trottoir. L’urgence les a saisis de faire la leçon aux présumés imbéciles et de leur expliquer qu’en réalité ils ne voient pas ce qu’ils voient et ils n’entendent pas ce qu’ils entendent. Voici un exemple de ce qu’on trouve dans leur billet : « Dans ce passage, Petro Porochenko utilise le présent pour évoquer la situation actuelle dans le Donbass sous contrôle séparatiste. Il ne s’agit donc pas d’une menace envers la population de cette région, mais d’un constat ». Autrement dit, d’après eux, Porochenko ne souhaiterait pas que les minorités slaves se terrent dans leurs caves, il le constaterait et il le déplorerait. Or il n’est pas nécessaire d’avoir une maîtrise exceptionnelle de l’ukrainien pour comprendre qu’il s’agit là d’un mensonge éhonté. Il suffit d’être un minimum familier avec les langues slaves, car elles forment pratiquement toutes le futur imperfectif de la même façon (futur du verbe être + infinitif). En ukrainien par exemple, «ils ont» se dit «вони мають» et «ils auront» se dit «вони будуть мати». Pour peu que ce point de grammaire soit compris, une simple écoute superficielle suffirait à un étudiant de première année de n’importe quelle langue slave pour réaliser que tout le discours de Porochenko est au futur et non au présent. Plus fort encore : même au présent, la version de CheckNews ne tient pas la route une seconde. Qui donc, selon eux, obligerait les minorités russes à se terrer dans des caves ? Les Russes dont CheckNews s’indigne par ailleurs du fait qu’ils les soutiennent ?

La fine équipe de véridicteurs de CheckNews, (c’est-à-dire du journal Libération) profite donc de la présumée ignorance des foules pour mentir comme un arracheur de dents et défendre une position idéologique dont elle espère, misant sur la bêtise qu’elle prête visiblement à son propre lectorat, que l’incohérence passera inaperçue. Voilà tout le crédit qu’on peut accorder à ces fameuses officines de vérifications des news. Elles diffusent des news encore plus fake que les autres, elles les estampillent du sceau du Ministère de la Vérité et elles se figurent que le tour est joué. La réalité – la vraie, pas celle des négociants en fact-checking – est que Porochenko, le président qui a été élu avec l’aide, l’aval et les félicitations des États-Unis et de l’Union européenne, déclare explicitement et sans la moindre ambiguïté son intention de lâcher des bombes sur les minorités russes de sa propre population et de leur faire subir l’enfer. Projet qu’il mettra effectivement en œuvre et auquel son successeur, Volodymyr Zelensky, ne mettra pas fin bien qu’il ait été élu en 2019 sur une promesse de paix dans le Donbass.

Les accords de Minsk

Durant ces huit années de guerre civile et de bombardement des provinces de l’Est par l’armée ukrainienne assistée des milices néo-nazies, la seule porte de sortie éventuelle vers la paix a été le protocole de Minsk, consistant en deux accords qu’il faut bien mentionner pour être exhaustif mais qui n’ont jamais été respectés et qui n’ont finalement eu aucun impact sur la suite des événements.

Le premier accord, appelé Minsk I, a été signé le 5 septembre 2014 par les représentants de l’Ukraine, de la Russie. Il devait assurer un cessez-le-feu bilatéral immédiat, assurer la surveillance et la vérification du cessez-le-feu par l’OSCE, organiser une décentralisation des pouvoirs en accordant de manière temporaire l’autonomie locale aux oblasts de Donetsk et de Lougansk, assurer une surveillance permanente de la frontière russo-ukrainienne par l’OSCE et instaurer une zone de sécurité à cette frontière, aboutir à la libération immédiate de tous les otages retenus illégalement, aboutir à créer une loi ukrainienne visant à interdire les poursuites et les sanctions contre toutes les personnes impliquées dans la guerre du Donbass, assurer la poursuite d’une dialogue national entre les parties, améliorer la situation humanitaire dans le Donbass, assurer la tenue d’élections anticipées dans les oblasts de Donetsk et de Lougansk, assurer le retrait du territoire ukrainien des formations armées et du matériel militaire illicites, ainsi que des combattants irréguliers et des mercenaires, mettre en place un programme économique pour favoriser la reprise des activités et de l’économie locale dans le Donbass et assurer la protection personnelle des participants aux consultations.

Ce premier accord ayant été violé immédiatement par les deux parties, chacune accusant l’autre, il a été nécessaire de négocier un deuxième accord appelé Minsk II. Ce deuxième accord a été signé le 12 février 2015, par François Hollande, Angela Merkel, Petro Porochenko, Vladimir Poutine et des représentants des républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. La France et l’Allemagne étaient partie prenante en tant que médiateurs et garants de l’application de l’accord. Cette quadruple composition a été évoquée par la presse sous le nom de «format Normandie». Cet accord a permis une certaine atténuation de la violence, mais il n’a pas fallu attendre longtemps pour qu’il soit également été violé par les deux parties. Dans la mesure où il était relativement ambigu et dépourvu de calendrier, chaque partie a pu facilement accuser l’autre de ne pas le respecter.

En ce qui concerne plus particulièrement Volodymyr Zelensky, sa responsabilité dans la mise à mort des accords de Minsk tient en plusieurs points : sabotage des réunions du groupe de contact trilatéral à coup de sorties théâtrales et d’exigences démesurées ; sabotage du travail du CCCC (Centre Conjoint de Contrôle et de Coordination du cessez-le-feu) ; refus de mettre en œuvre les textes signés (notamment de discuter avec les représentants des Républiques Populaires auto-proclamées de Donetsk et de Lougansk) ; publication sur le site du ministère ukrainien de la Défense de textes modifiés unilatéralement par Kiev et donc non conformes aux conclusions des discussions (notamment sur les conditions du cessez-le-feu) ; vote par la Rada – le parlement ukrainien – en mars 2021 d’une résolution dans laquelle la guerre dans le Donbass est qualifiée de «conflit armé entre la Russie et l’Ukraine» (de manière à justifier le bombardement par l’Ukraine de ses propres minorités russes, à rendre Moscou responsable des dégâts causés par la guerre civile qu’elle mène elle-même et à délégitimer les républiques auto-proclamées de Donetsk et de Lougansk). Il apparaît donc clairement que l’intention de Zelensky n’a jamais été de rétablir un climat de paix entre Kiev et les minorités russes de l’Est mais de continuer à les traiter comme des ennemis exactement comme l’avait fait Porochenko et de les mater, quitte à instrumentaliser dans sa communication le support apporté par la Russie aux minorités russes. La suite des événements montrera que c’était jouer avec le feu.

Conclusion

Je n’ai aucune objection à ce que l’invasion russe soit condamnée fermement et sans ambiguïté, d’autant plus que l’opération spéciale rapide qui était prévue au départ s’est heurtée à la résistance d’une Ukraine très déterminée et surarmée par l’occident, ce qui a conduit la Russie à bombarder les centrales électriques pour frigorifier la population civile. Il n’y a là rien de très glorieux, c’est le moins qu’on puisse dire.

Mais les journalistes occidentaux feraient bien de s’interroger aussi sur les raisons qui ont poussé les États-Unis à s’ingérer lourdement dans les affaires du pays le plus pauvre d’Europe en s’appuyant de manière opportuniste sur des groupes néo-nazis, à lui fournir une aide financière et militaire massive et prolongée pendant des décennies, à soutenir la persécutions des minorités russes, à jeter l’Ukraine dans les bras de l’OTAN et de l’Union Européenne, à rester sourds à toutes les demandes de pourparlers de la Russie sur l’extension de l’OTAN, à menacer directement ses intérêts sécuritaires en planifiant l’installation de bases de missiles balistiques à ses frontières, à pousser la provocation jusqu’au point de rupture alors même que Poutine répète depuis 20 ans que la captation de l’Ukraine et de la Géorgie par l’OTAN constitue pour la Russie une «menace existentielle», à faire voler en éclats la relation entre l’Europe et la Russie et finalement à mettre l’Europe en situation de devoir décréter des sanctions qui lui nuisent à elle-même largement autant qu’elles mettent la Russie en difficulté.

Et pour finir, je suggérerais également aux journalistes de méditer cette phrase de l’historien François-Auguste Mignet (et non de Montesquieu) : « Le véritable auteur de la guerre n’est pas celui qui la déclare, mais celui qui la rend nécessaire ».

Laisser un commentaire