Antisémitisme : un exemple d’inflation / dévaluation des mots

Le journal télévisé d’Arte, chaîne convenable s’il en est, nous tient au courant jour après jour du nombre d’actes antisémites que lui communique le ministère de l’Intérieur. Ce décompte n’est pas sans rappeler le décompte macabre du nombre de morts de la grande époque du Covid. Les deux ont en commun de désincarner la réalité en la réduisant à une statistique douteuse amalgamant des données hétéroclites. À l’époque, le décompte des morts du Covid mélangeait allègrement les morts du Covid et les morts ayant le Covid ; aujourd’hui, le décompte du nombre d’actes antisémites mélange les infractions relevant de la haine raciale, les protestations contre la politique d’Israël et les manifestations de soutien au peuple palestinien. Sur le fond, ces deux décomptes ont le même but : manipuler l’opinion publique. Dans le cas du Covid, il s’agissait de la persuader qu’on était face à une pandémie apocalyptique qui justifiait les restrictions de liberté et l’achat d’un nombre colossal de doses de vaccins ; dans le cas des actes antisémites, il s’agit de diffuser dans la population la propagande de Netanyahu inspirée de celle de George Bush, à savoir qu’Israël est l’axe du Bien et la Palestine l’axe du Mal. Les deux stratégies sont si proches qu’on en finirait presque par se demander si McKinsey ne serait pas là aussi à la manœuvre.

Comme de bien entendu, toute la presse emboîte le pas. En voici quelques exemples :

Le 9 octobre, le Courrier picard écrit ceci : « Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a affirmé, lundi 9 octobre 2023, qu’une vingtaine d’« actes antisémites » avaient été relevés en France depuis l’attaque samedi d’Israël par le Hamas, allant de « propos menaçants » contre les juifs et Israël au déploiement de banderoles de soutien aux Palestiniens ». Nous sommes au tout début de cette campagne de relevé quotidien du nombre d’actes antisémites, ce qui explique sans doute pourquoi le Courrier picard vend la mèche avec autant de candeur : le « déploiement de banderoles de soutien aux Palestiniens », nous révèle-t-il innocemment, est comptabilisé comme un « acte antisémite ».

Le 12 octobre, le journal Le Point écrit ceci : « Depuis samedi 7 octobre, 101 faits antisémites en France ont été recensés et 41 interpellations ont eu lieu, a annoncé le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin ». Il semble que dès le 12 octobre la leçon soit apprise : aucun détail n’est donné sur la nature de ces « faits antisémites ».

Le 14 octobre, on peut lire ceci sur le site d’Europe1 : « Lors d’une conférence de presse, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a affirmé que « 189 actes antisémites » ont été recensés sur le territoire français depuis l’attaque du Hamas en Israël, le 7 octobre dernier. 65 interpellations en lien avec des actes de cette nature ont également eu lieu ». La nature des « actes antisémites » en question n’est pas précisée.

Le 26 octobre, le site de TF1 nous apprend que selon le ministre de l’Intérieur, « les « évènements ou incidents antisémites » avaient encore augmenté depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, grimpant désormais à 719 ». La nature de ces « évènements ou incidents antisémites » n’est toujours pas précisée mais TF1 nous informe que Gérald Darmanin y voit « une sorte de libération de la parole haineuse ».

Apparemment, le phénomène dépasse largement le cadre de la France car le 5 novembre, le journal Le Point publie un article intitulé « Actes antisémites : « les Juifs d’Europe vivent dans la peur », déclare la Commission européenne ». On ne peut s’empêcher d’avoir une pensée émue pour le célèbre « La France a peur » du regretté Roger Gicquel. Voici les premières phrases de l’article : « La Commission européenne a condamné ce dimanche la « résurgence » d’actes antisémites depuis le déclenchement de la guerre Hamas-Israël. Agressions, tags antisémites, manifestations, profanations… « La recrudescence des incidents antisémites à travers l’Europe ces derniers jours atteint des niveaux exceptionnellement élevés, rappelant certaines des périodes les plus sombres de l’Histoire », a indiqué l’exécutif européen dans un communiqué ». L’expression archi-rebattue « les périodes les plus sombres de l’Histoire » établit clairement un parallèle avec la période nazie. Or non seulement la comparaison est contestable, mais elle est aussi passablement obscène. En effet, l’antisémitisme dans l’Allemagne des années trente n’était pas (ou en tout cas pas uniquement) une hostilité de la population envers les Juifs, mais une idéologie de dénigrement et de persécution appliquée méthodiquement par l’État allemand qui considérait ouvertement la « race juive » comme de la « vermine » et avait mis en place un système d’exclusion très élaboré. Dès 1933, les nazis ont organisé un boycott général des commerces, des cabinets d’avocats et des médecins juifs. Après le vote des lois de Nuremberg en 1935, les Juifs ont été déchus de la nationalité allemande, ont perdu le droit de vote et ont été exclus de tous les emplois publics. Les unions « exogamiques » et toutes relations sexuelles entre Juifs et non Juifs, « génératrices de souillure » ont été interdites. Une loi du 26 mars 1938 a obligé tous les Juifs du Reich à déclarer la totalité de leur fortune aux autorités et permis à Goering de disposer des biens déclarés « conformément aux besoins de l’économie allemande », ce dont il ne s’est pas privé. Les boutiquiers et les artisans ont reçu l’ordre de cesser toute activité commerciale avant le 1er janvier 1939. Dès 1938, mille cinq cents Juifs se sont retrouvés internés dans des camps de concentration. Des synagogues ont été dynamitées. Le tamponnage de la lettre J sur les pièces d’identité a été imposé. Et de nombreuses vexations et humiliations pourraient être ajoutées à cette liste : interdiction de s’asseoir sur les bancs publics, d’aller à la piscine, etc. Et comme chacun sait, ou devrait savoir, toute cette persécution s’est terminé dans les chambres à gaz des camps d’extermination. Voilà pourquoi le cliché des « heures sombres de notre histoire » a le dos un peu trop large. Un journaliste un peu plus sérieux que le plumitif du Point aurait évité de l’utiliser comme on éructe un gros point Godwin bien chaud et bien fumant dans un troquet après avoir bu un verre de trop.

Le même jour, le 5 novembre, le journal Le Monde publie ceci : « Pas moins de 1 040 « actes antisémites » ont été recensés en France depuis l’attaque terroriste du Hamas contre Israël, le 7 octobre, a annoncé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, sur France 2, dimanche 5 novembre. » Dans la suite de l’article on peut lire : « Depuis les consignes de fermeté délivrées par le ministre de l’intérieur, chaque signalement fait l’objet d’une « prise en compte » par les forces de l’ordre : interventions systématiques, procès-verbaux de constatations, investigations techniques. Parfois pour de simples vérifications. Ou en pure perte. Face à la multiplication des signalements, les rapports adressés quotidiennement à la hiérarchie policière mentionnent d’ailleurs des « incidents liés au contexte israélo-palestinien » plutôt que des actes antisémites, certains faits se révélant illisibles ». De ce paragraphe, on peut déduire trois choses :

1. Le ministre de l’intérieur a donné des consignes de fermeté concernant les actes antisémites.

2. Ces actes qualifiés d’antisémites se sont multipliés depuis le massacre du Hamas du 7 octobre.

3. Ce sont plutôt des « incidents liés au contexte israélo-palestinien » que des actes antisémites, et certains faits se révèlent « illisibles », autrement dit impossible à qualifier comme étant véritablement caractéristiques d’une infraction aux lois sur l’antisémitisme.

Quelques réflexions sur ces trois points :

D’un point de vue géopolitique, les consignes de fermeté concernant les actes antisémites peuvent être analysées comme un soutien de la position israélienne, car contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Macron, il y a clairement en France un double standard. Si chaque signalement antisémite « fait l’objet d’une prise en compte par les forces de l’ordre », inversement les actes anti-palestiniens ne font l’objet d’aucune « consigne de fermeté » ni d’aucune « prise en compte systématique ». Le soutien de la position palestinienne est même considéré comme relevant de l’apologie du terrorisme. En témoigne l’interdiction des manifestations pro-palestiniennes. On a même vu le président de l’Union Juive Française pour la Paix, Jean-Claude Meyer, ainsi que d’autres manifestants pro-palestiniens se faire arrêter le 13 octobre à Strasbourg dans une manifestation qui dénonçait les crimes d’Israël. L’Union Juive Française pour la Paix se définit comme un collectif de « voix juives laïques et progressistes (…) partie prenante des combats contre tous les racismes et toutes les discriminations ». Pour le dire brièvement, ce sont de Juifs éminemment respectables qui ont compris ce que tout être humain de bon sens et de bonne volonté devrait comprendre instinctivement, à savoir qu’aucune paix ne saurait advenir si les aspirations à la justice et à la dignité des Palestiniens sont foulées aux pieds. La politique sécuritaire française aboutit donc à cette situation ubuesque où le président juif d’une association juive se fait arrêter dans le cadre d’une campagne de répression contre l’antisémitisme.

Enfin le simple fait que ces actes qualifiés d’antisémitisme « illisible » soient dans une certaine proportion, comme le précise l’article du Monde, des « incidents liés au contexte israélo-palestinien plutôt que des actes antisémites » devrait attirer l’attention sur la confusion savamment entretenue par le gouvernement entre la haine des Juifs en tant que Juifs, qui est un positionnement abject et illégal, et la critique d’un État colonialiste et raciste qui, elle, est parfaitement acceptable et légitime.

Cette confusion n’est pas récente. L’un des premiers intellectuels à l’avoir introduite est le philosophe Vladimir Jankélévitch qui a déclaré au début des années 70 :

« L’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission – et même le droit, et même le devoir – d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. »

Par la suite, d’autres intellectuels se sont engouffrés dans la brèche. Aujourd’hui encore, et peut-être plus que jamais tant la modernité tend à remplacer la raison par le gourdin et l’argumentation par le lynchage, la très lourde charge symbolique et émotionnelle du mot « antisémitisme » complique considérablement la tâche de quiconque tente de promouvoir cette position équilibrée où on peut parfaitement exprimer une opposition radicale et argumentée au projet sioniste sans pour autant être un extrémiste d’extrême droite ni un salaud qui propage la haine des Juifs. Cette charge symbolique et émotionnelle pèse si lourd dans le débat public qu’il faut rappeler le contexte historique où elle s’est constituée.

L’histoire des Juifs a été marquée par un certain nombre d’événements violents, mais le plus violent de tous est la terrible persécution et l’extermination massive des Juifs en Allemagne pendant la période nazie. Ni leur expulsion hors d’Espagne l’année même où Christophe Colomb découvrait l’Amérique ni les pogroms qui se sont déchaînés en Russie à la fin du XIXe siècle ne peuvent être comparé à l’extermination nazie. Une minorité de négationnistes a beau collectionner les objections sur tel ou tel point de détail en espérant brosser un tableau d’ensemble qui accréditerait l’idée d’une falsification ou d’une exagération, ils n’arrivent à aucun résultat. Les faits sont bien établis et bien documentés. On peut retrouver dans les archives jusqu’au nom des victimes, la date de leur arrivée dans tel ou tel camp et même, le cas échéant, la date de leur exécution. Même si elles ne contrevenaient pas à la loi, aucun esprit sensé ne pourrait prendre au sérieux les thèses négationnistes.

D’un côté un tel déferlement de sauvagerie ne peut pas s’évaporer spontanément car toute violence appelle une violence en retour, mais d’un autre côté, la violence en retour doit impérativement être contenue, car si le massacre nazi devait donner lieu à une vengeance à la mesure de son énormité, la société ne s’en relèverait pas. Si elle laissait le champ libre à une violence réciproque proportionnelle à la violence initiale, elle volerait en éclats. C’est ce qui explique qu’elle tente, immédiatement après la guerre, d’allumer des contre-feux. La première réponse est un procès et la seconde est « l’implantation d’un foyer juif en Palestine », pour reprendre les termes de la déclaration Balfour de 1917. Les événements actuels démontrent sans équivoque à quel point la seconde solution était une concession catastrophique. En ce qui concerne le procès, un accord est conclu le 8 août 1945, l’Accord de Londres, dans le but de créer un Tribunal militaire international. Il aboutira à la tenue du fameux procès de Nuremberg.

On ne peut pas dire que l’issue de ce procès ait été à la hauteur de l’ampleur du massacre. Seuls 24 des principaux responsables du Troisième Reich sont jugés. La moitié d’entre eux sont condamnés à mort par pendaison, quelques autres écopent de peines de prison et trois sont acquittés. Non seulement, rapporté aux millions de morts de la solution finale, ce maigre résultat ne fait pas le poids, mais le statut même du tribunal pose problème. Quel est le rôle exact de ce tribunal militaire ? Est-il de rendre la justice ou de continuer la guerre ? Voici comment le procureur général américain répond à cette question le 26 juillet 1946 :

« L’Allemagne s’est rendue sans condition, mais aucun traité de paix n’a été signé ou décidé. Les Alliés sont encore techniquement en état de guerre contre l’Allemagne quoique les institutions politiques et militaires de l’ennemi aient disparu. En tant que tribunal militaire, nous poursuivons l’effort de guerre des Nations Alliées. » (Procès de Nuremberg – Source TMI, vol. 19, P. 415)

Tout se passe donc comme si la société, en constituant un faux tribunal qui de l’aveu même du procureur s’avère être une prolongation de la guerre, était incapable d’apporter une réponse judiciaire adaptée à un massacre trop gros pour elle. Si la justice veut avoir le dernier mot de la vengeance, elle doit être en mesure d’infliger une peine proportionnée à la faute. En l’occurrence, l’ordre judiciaire est débordé par l’énormité et par l’atrocité du crime. C’est en grande partie dans ce débordement, dans l’écart entre l’ampleur du crime (que les Alliés n’auront par ailleurs pas fait grand-chose pour empêcher) et la faiblesse de la réponse après coup, que s’enracine la lourde charge symbolique et émotionnelle du mot « antisémitisme » dont il a été question plus haut. Et c’est précisément cette charge symbolique et émotionnelle que le gouvernement actuel, Gérald Darmanin en tête, instrumentalise d’une manière parfaitement cynique à des fins politiciennes. Elle lui permet de sous-entendre, sans même avoir à le dire explicitement, que le simple fait de critiquer la politique d’Israël ou de s’émouvoir du sort des Palestiniens (rappelons-nous le « déploiement de banderoles de soutien aux Palestiniens » du Courrier picard) équivaut à se ranger du côté de l’horreur des crimes nazis.

Si l’effet primaire à court terme de la propagande des promoteurs de cette politique cynique est clair, en revanche l’effet secondaire à long terme que ces apprentis sorciers ne parviennent pas à saisir (ou dont ils se moquent peut-être comme de l’an quarante), c’est le tort considérable qu’elle fait à la cause et à la mémoire juives elles-mêmes. Les décennies passent, le souvenir des crimes nazis s’estompe et tout ce qui donnait son poids initial au mot « antisémitisme » commence à se perdre dans la nuit des temps. Si pour un bénéfice immédiat et limité les gouvernements européens utilisent comme une arme rhétorique l’horreur sacrée du mot « antisémitisme » constituée historiquement, s’ils en usent et en abusent inconsidérément pour faire adhérer la populace à leurs intérêts et à leurs alliances du moment, alors ils finiront par l’affadir, par l’émasculer, par en émousser le tranchant et par le vider de sa puissance. C’est un peu la logique de Pierre et le loup : Pierre a tellement crié au loup pour rien que lorsque le loup se présente vraiment, plus personne ne le croit. Il a vidé le cri « au loup ! » de tout son contenu. De la même façon, les politiciens qui crient à l’antisémitisme à la moindre critique de l’État d’Israël ou à la moindre manifestation de sympathie pour les Palestiniens préparent l’avènement d’une nouvelle génération favorables à l’antisémitisme. Pour eux, le nazisme évoquera un moyen-âge obscur, très lointain, voire quasi mythique, et le mot « antisémitisme », vidé sa charge émotionnelle historique par son instrumentalisation abusive, renverra uniquement à la contestation du gouvernement d’extrême droite d’un pays colonialiste et raciste. On leur aura tellement répété sur tous les tons que la critique de la politique Israël relevait de l’antisémitisme que les deux concepts se seront fondus l’un dans l’autre. Le sème de haine de l’autre pour ce qu’il est aura fini par se résorber. Le phare allumé dans les chambres à gaz aura cédé sous les coups de boutoir de la démagogie. L’amalgame indéfiniment répété entre haine de l’autre et critique de l’apartheid l’aura transformé en un tas de gravats. À ce moment-là, on pourra dire que les gouvernants cyniques qui chantaient les louanges du « devoir de mémoire » avec beaucoup d’hypocrisie auront éventré comme une vulgaire piñata la mémoire sacrée qu’ils prétendaient défendre. Ils auront jeté aux oubliettes les leçons de l’Histoire et de ses fameuses heures sombres dont ils auront surabondamment épicé leurs salades au nom d’intérêts géopolitiques, financiers ou industriels. Voire tout simplement au profit de leur carrière personnelle.

Hamas et Shoah

CymesBarthesEntendu ce soir (18 octobre 2023) deux fois à Quotidien : « C’est le plus grand massacre de juifs depuis la shoah » (une fois dans la bouche de Yann Barthès, une fois dans celle de Michel Cymes). C’est une présentation scandaleuse des faits pour de multiples raisons.
1) Le terme « shoah » se réfère à une extermination qui n’est comparable ni dans son ampleur ni dans son essence génocidaire. Cette instrumentalisation, cet aplatissement, cette banalisation du mal, pour reprendre le terme d’Hannah Arendt, est un lamentable point Godwin. C’est la porte ouverte à toutes les comparaisons outrancières. Si le massacre du 7 octobre peut être comparé à la shoah, que dire des bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki qui ont fait 100 fois plus de morts dans des conditions encore plus horribles ? Qu’elles équivalent à 100 shoah ? On voit l’absurdité de cette  rhétorique de la surenchère née dans le cerveau malsain de journaleux qui se veulent plus macronistes que le Macron.
2) Cette comparaison indécente suggère l’idée que le Hamas visait des Juifs et non des Israéliens. Elle sous-entend que les Palestiniens ont en commun avec les nazis d’être antisémites. Elle gomme donc complètement le colonialisme et le racisme immanents de l’État d’Israël. Elle escamote les décennies de spoliations, d’humiliations, de brutalités et de meurtres qui ont poussé les jeunes Palestiniens à adhérer en masse à un groupe terroriste faute de solutions négociées que l’ONU préconise depuis des années mais qu’Israël a toujours sabotées.
3) Elle passe sous silence le fait que le Hamas est largement une création d’Israël qui en a permis le financement (essentiellement par l’Iran et le Qatar) et a explicitement adopté la stratégie consistant à jouer le Hamas contre le Fatah de Yasser Arafat de façon à diviser les Palestiniens, à empêcher toute négociation de paix et à favoriser une expression terroriste de la légitime colère palestinienne afin d’avoir un prétexte pour renforcer la colonisation et pour en justifier la brutalité. En témoignent ces mots de Netanyahou prononcés en mars 2019 devant le groupe Likoud de la Knesset et rapportés par le journal Politis :
« Quiconque veut empêcher l’établissement d’un État palestinien doit renforcer le soutien au Hamas et lui transférer de l’argent. C’est une partie de notre stratégie. »
En témoigne aussi cette analyse du journal Times of Israel :
« Pendant des années, les différents gouvernements dirigés par Benjamin Netanyahu ont adopté une approche qui divisait le pouvoir entre la bande de Gaza et la Cisjordanie – mettant à genoux le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas tout en prenant des mesures visant à soutenir le groupe terroriste du Hamas.
L’idée était d’empêcher Abbas – ou n’importe qui d’autre au sein du gouvernement de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie – d’avancer vers la création d’un État palestinien.
Ainsi, au milieu de cette tentative de nuire à Abbas, le Hamas est passé d’un simple groupe terroriste à une organisation avec laquelle Israël a mené des négociations indirectes via l’Égypte et qui a été autorisée à recevoir des injections d’argent de l’étranger. »

Les responsabilités dans la guerre en Ukraine

Il ne fait de doute dans l’esprit de personne que c’est la Russie de Poutine qui a envahi l’Ukraine. Ce qui est peu ou pas analysé en revanche dans la presse occidentale, c’est le rôle joué par les pays de l’Alliance atlantique et par le gouvernement ukrainien lui-même dans la montée des tensions qui ont conduit à cette invasion. Les journalistes se comportent comme des historiens qui décriraient l’accession de Hitler au pouvoir sans jamais mentionner les conditions ignobles imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles de 1919, ni la fièvre spéculative des années 20, ni la crise de 1929 qui en a résulté, ni le retrait des capitaux américains d’Allemagne dans les années 30, bref en occultant tous les événements antérieurs. Dans ces conditions, on ne peut que constater l’émergence incompréhensible du Mal absolu et il devient impossible d’en tirer la moindre compréhension ni la moindre leçon pour l’avenir. Les foules crachent à qui mieux mieux sur le portrait du diable pendant que les politiciens et le fameux complexe militaro-industriel font leurs petits arrangements entre amis. Dans le cas de l’Ukraine, il devient également impossible de penser et de mettre en place un processus permettant d’apaiser les tensions, de trouver des compromis et de mettre fin au martyre du peuple ukrainien. D’où l’importance d’analyser les événements antérieurs sans haine et sans passion.

Les États-Unis ont trahi leurs engagements vis-à-vis de la Russie

En février 1990, le secrétaire d’État américain James Baker a pris l’engagement verbal de ne pas étendre l’OTAN plus à l’est au cours d’un entretien avec Mikhail Gorbatchev où il était essentiellement question de la réunification de l’Allemagne. Cette promesse est constamment mise en doute ou carrément niée dans la presse des pays de l’Alliance atlantique alors que, comme l’a fait remarquer le Monde diplomatique, des documents récemment déclassifiés (notamment des échanges téléphoniques entre le président américain Bill Clinton et Boris Eltsine) permettent d’en établir la véracité sans l’ombre d’un doute. Cette promesse verbale n’a pas pourtant pas empêché l’OTAN d’incorporer par la suite 14 pays de l’Est : la Tchéquie, la Hongrie et la Pologne en 1999, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie en 2004, l’Albanie et Croatie en 2009, le Monténégro en 2017 et la Macédoine du Nord en 2020. Le commentaire quasi unanime de la presse est que ces pays sont souverains et qu’ils ont parfaitement le droit de décider démocratiquement d’adhérer à l’OTAN. En réalité pas tout à fait : ils ont parfaitement le droit de poser leur candidature, certes, mais de son côté l’OTAN a parfaitement le droit de la rejeter s’il estime devoir respecter une promesse antérieure. Récemment, j’ai entendu un «expert» affirmer sur le plateau de l’émission 28 minute d’Arte que les promesses n’engagent que ceux qui y croient et que les Russes ont été bien naïfs de ne pas exiger un accord écrit. Je veux bien, mais dans ces conditions sommes-nous bien placés pour accuser qui que ce soit de cynisme ?

Sur ce sujet, la position de Poutine est la suivante : dans son discours du 21 février 2022, il fait référence à la charte d’Istamboul et à la déclaration d’Astana pour défendre le principe selon lequel nul ne peut bâtir sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres. Il récapitule de manière détaillée ce qu’il appelle les « cinq vagues d’élargissement de l’OTAN » (1999, 2004, 2009, 2017 et 2020) et rappelle une fois de plus à quel point la trahison des engagement verbaux des États-Unis lui paraît inacceptable. Il fait ensuite la remarque suivante : « l’OTAN est venue aux portes de la Russie, voilà l’explication de la crise sécuritaire », avant d’entrer dans toutes sortes de considérations techniques concernant les dangers de l’arsenal balistique que l’adhésion à l’Alliance atlantique des pays frontaliers de la Russie permettra à l’OTAN d’installer. Puis il a cette phrase lourde d’implications : « l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, c’est une décision qui a déjà été prise, c’est une question de temps ». Autrement dit l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’est plus négociable car l’OTAN a fermé la porte à toute discussion. Ce qui signifie concrètement : soit la Russie subit passivement ce que l’OTAN lui impose et qui constitue à ses yeux une menace pour sa sécurité, soit elle s’y oppose par la force. Toute la deuxième partie de ce discours de Poutine est donc une critique de l’attitude conquérante de l’OTAN, de sa façon brutale de forcer la main à ses adversaires et de son refus de prendre en compte les intérêts ou les préoccupations sécuritaires de qui que ce soit d’autre qu’elle-même. On peut en déduire que de son point de vue, ces éléments ont été déterminants dans le déclenchement de la guerre. Une guerre à laquelle, soit dit en passant, personne n’avait intérêt − pas même la Russie qui peine aujourd’hui à vendre son gaz, dont le tissu industriel pâtit lourdement de la désertion des entreprises étrangères et qui se retrouve à devoir brader son pétrole à la Chine ou à l’Inde 20 dollars en-dessous des prix du marché.

La musique des sphères

Avant même d’examiner les éléments susceptibles de confirmer ou d’infirmer l’accusation de Poutine, il faut dire un mot des contraintes auxquelles nous soumet l’environnement idéologique et conceptuel très particulier de cette deuxième décennie du XXIe siècle. En France, la presse a créé des officines de «vérification» qui prétendent distinguer le vrai du faux afin d’éclairer les masses présumées ignorantes : ce sont les Décodeurs du Monde ou CheckNews de Libération, par exemple. Ces officines sont intéressantes à étudier car elles sont un concentré et une caricature de la presse bourgeoise dans son ensemble. Elles se présentent comme des «fact-checkers», autrement dit des organes neutres qui auraient le mérite de faire ce que les lecteurs n’ont pas le courage, l’intelligence ou le temps de faire : vérifier la véracité de tout ce qui circule dans l’espace public, dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Elles se sont donc auto-attribué une fonction éducative et le monopole du droit à apposer le tampon «vrai» ou «faux» sur tout ce qui passe. La première question qui se pose face à cette prétention est : Qui les finance ? De qui défendent-elles les intérêts ? Je n’insiste pas sur ce point (bien que ce soit la pierre angulaire de l’édifice), je préfère dire un mot de leur fonctionnement.

Lorsqu’on lit avec attention les billets de ces officines fact-checkeuses, il devient vite très clair que leur objectif réel n’est pas de distinguer le vrai du faux mais de tracer une ligne de démarcation entre ce qu’il est convenable et ce qu’il est honteux de penser. Leur fonction primaire est de distribuer les bons points et les bonnets d’âne. Elles font appel pour cela à toutes les ressources de la rhétorique, et notamment à la création de néologismes bourrés de connotations négatives. Les mots «complotisme» ou «complosphère» en sont un bon exemple. Ils sont bien commodes pour entretenir une savante confusion entre les cinglés qui pensent que la terre est plate et les esprits rationnels qui s’interrogent légitimement sur le rôle du profit dans la stratégie des grands laboratoires pharmaceutiques, par exemple. Cette fanfare de néologismes péjoratifs met le lecteur dans une position où il doit faire preuve de pas mal de courage pour oser aborder une thématique qui le placerait d’emblée dans une catégorie honteuse. En d’autres termes, les fact-checkers autoproclamés misent sur la lâcheté de la nature humaine. C’est une façon beaucoup plus fine et beaucoup plus efficace que la répression brutale des régimes autoritaires du passé d’imposer le silence à la foule sur un sujet qui fâche. D’où la pertinence de la question sur laquelle je n’ai pas insisté : qui les finance et de qui défendent-elles les intérêts ?

Notons au passage que le modèle économique de ces officines de fact-checking est particulièrement futé : les commanditaires d’opinion les paient pour qu’elles manipulent les émotions de la foule dans le sens le plus conforme à leurs intérêts, et de leur côté, elles n’ont besoin ni de recruter du personnel compétent en matière d’investigation journalistique ni de dépenser le moindre centime dans des enquêtes de terrain. Il leur suffit de s’assoir devant un ordinateur et de pondre quelque laïus sentencieux sur le distinguo que tout lecteur est sommé de faire entre l’opinion honorable et le boniment déshonorant s’il ne veut pas être considéré comme une raclure de bidet. Voilà bien de l’oseille facilement gagnée.

La crise du Covid a vu fleurir ce genre de néologismes qui sentent la bouse de vache. Dans l’absolu, est-il honteux de s’interroger sur l’efficacité et les possibles effets secondaires d’un traitement expérimental en phase d’essais cliniques ? Bien sûr que non. C’est même un devoir impérieux. Il n’empêche que quiconque a osé s’aventurer sur ce terrain s’est vu immédiatement jeter à la figure le sobriquet infamant d’ «antivax». Comprendre : une espèce d’Amish obscurantiste ou de hippie new-age qui soigne le cancer avec des tisanes et préfère laisser mourir ses enfants plutôt que de leur administrer des antibiotiques.

Il va de soi que la guerre en Ukraine n’échappe pas à la juridiction de ces officines prescriptrices de vérité et dispensatrices de pancartes d’infamie à la mode chinoise. Dans un billet consacré à une fausse citation de Montesquieu souvent utilisée pour critiquer l’OTAN, CheckNews écrit ceci : « L’erreur de citation faite actuellement par la poutinosphère tient au fait que la citation est faussement prêtée à Montesquieu depuis plusieurs années ». Nous le tenons, notre néologisme infâmant : « poutinosphère ». Il est malin, car il fait immédiatement penser à «fachospère», ce qui induit l’équation Poutine = facho. Vous la sentez, l’intimidation subliminale ? Si vous ne chantez pas en chœur les louanges de la sainte Alliance atlantique et du bienheureux OTAN, si vous osez prendre au sérieux la moindre virgule d’un discours de la Bête, vous allez vous faire tout bonnement poutinosphériser. Et là, malheur à vous…

Fachosphère, complosphère, poutinosphère, mon prince on a la musique des sphères qu’on peut. Ceci dit l’être humain s’honore à danser au son de son propre violon. Ne nous laissons donc pas intimider, renvoyons ces sphères bien peu célestes à leur vide sidéral et tentons d’examiner avec un minimum d’esprit critique si les propos de Poutine contiennent ou non un fond de vérité. Et surtout ne perdons pas de vue que la seule attitude véritablement déshonorante, particulièrement pour un journaliste, c’est celle qui consiste à transformer un problème géopolitique complexe en un western de série Z soigneusement expurgé de toute trace résiduelle de nuance ou à faire honte à la foule imbécile qui renâclerait à brandir la bannière clanique opportune et à cracher sur l’autre. Le journalisme est une chose, le hooliganisme en est une autre.

La fabrication du monstre

Certains journalistes, mieux informés ou plus intègres, reconnaissent qu’une promesse verbale a été trahie, le déplorent du bout des lèvres mais ajoutent immédiatement que l’OTAN est une organisation exclusivement défensive et que, contrairement à Poutine, elle n’a aucune visée expansionniste. Le mot «expansionniste» est particulièrement mal choisi pour une organisation qui a phagocyté 14 pays en quelques années, mais on comprend l’idée : contrairement à l’OTAN qui n’aurait que des visées défensives (ce qui n’est guère corroboré par les faits), Poutine chercherait à reconstituer l’empire soviétique. Cette idée est parfaitement absurde. Non seulement Poutine ne l’a jamais évoquée en vingt ans de pouvoir, mais pour nourrir un tel projet, il faudrait avoir le QI d’un bulot. Il impliquerait de conquérir militairement toutes les anciennes républiques soviétiques et d’entretenir dans chacun de ces pays qui seraient, tous sans exception, vent debout contre les forces d’occupation une triple structure militaire, policière et administrative. Comment la Russie dont le PIB est inférieur à ceux de l’Italie, du Brésil ou de la Corée du Sud financerait-elle une entreprise aussi colossale ? Eh bien la réponse est toute prête à jaillir de la tête des plumitifs comme Athéna de la tête de Zeus : c’est bien la preuve que Poutine est fou. Donc, si on suit bien le raisonnement, c’est le projet imaginaire que les «experts» de plateau télévisés prêtent sans preuve à Poutine qui prouve sa folie (et d’ailleurs, ajoutent-ils, une rumeur courrait comme quoi Poutine aurait un parkinson, maladie bien connue pour provoquer la folie, etc., etc.) On est là dans les bas-fonds du journalisme. Le journalisme est supposé véhiculer des faits, pas des théories de bistro au conditionnel. Le lecteur ou le téléspectateur que je suis se moque éperdument des impressions et élucubrations de tel ou tel opiniologue, il veut des faits avérés, vérifiés et recoupés qui lui permettent de dresser un tableau cohérent des forces en présence. Le reste n’est qu’une propagande atlantiste du même tonneau que celle qu’on reproche aux Russes.

La difficulté est que certains aspects détestables de la personnalité de Poutine font passer ces élucubrations comme une lettre à la poste auprès d’un public mal informé, partial ou tout simplement distrait. On se souvient de Poutine bombardant la ville de Grozny le 5 septembre 1999 et clamant vouloir «buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes». On se rappelle que lors de la prise d’otages par un commandant tchétchène dans un théâtre de Moscou en octobre 2002, Poutine avait ordonné l’assaut des Forces Spéciales russes munies d’un gaz toxique foudroyant et déclaré le soir même lors d’une allocution télévisée : «Nous avons prouvé qu’il est impossible de mettre la Russie à genoux». Bilan : 130 morts. Et surtout une lourde suspicion de mise en scène sur laquelle la journaliste Anna Politkovskaïa avait enquêté au péril de sa vie après avoir découvert la présence d’un membre du FSB au sein des terroristes. On se rappelle les campagnes de harcèlement contre ses opposants politiques, l’intimidation, l’emprisonnement, l’exil forcé, l’assassinat et les lois répressives. On se rappelle Mikhaïl Khodorkovski, ex-oligarque milliardaire et ancien PDG de la compagnie pétrolière Ioukos emprisonné 10 ans (2003-2013), Valeri Ivanov, journaliste d’investigation assassiné en avril 2002, sa consœur Anna Politkosvskaïa (celle qui avait enquêté sur l’affaire du théâtre) assassinée en octobre 2006, Alexandre Litvinenko, ancien officier du KGB empoisonné au polonium dans un hôtel de Londres en novembre de la même année, Stanislav Markelov, avocat spécialiste des droits de l’homme tué en janvier 2009, Boris Nemtsov, homme politique et pilier de l’opposition libérale abattu en février 2015, Alexeï Navalny victime d’une tentative d’empoisonnement en 2020, etc. Tout ceci justifie très bien qu’on puisse haïr Poutine, mais sur cette haine, j’aurais deux remarques à faire.

Ma première remarque est que le degré de haine est fortement dépendant de l’exposition médiatique négative. Pourquoi haïr Poutine davantage que Mohammed Ben Salmane, par exemple ? Mohammed Ben Salmane qui, le 2 octobre 2018, a donné son feu vert pour l’assassinat et le dépeçage du journaliste Jamal Khashoggi dans l’enceinte du consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. Mohammed Ben Salmane qui mène au Yémen une guerre inhumaine responsable à la fin de l’année 2021 de 377 000 morts (150 000 tués au combat et 277 000 morts de faim ou de maladies, parmi lesquels 10 000 enfants). Serait-ce parce que le Yémen est à l’autre bout de la planète ? Peut-être, mais c’est surtout parce que l’Arabie Saoudite est une alliée historique des États-Unis pour des raisons pétrolières. Ce ne sont pas ceux qui le méritent le plus qu’on hait le plus, ce sont ceux que la presse nous donne à haïr avec les tambours et les trompettes les plus assourdissants. Si les magnats de l’industrie et de la finance ont acheté toute la presse, ce n’est pas sans doute pas par affinité avec la chose littéraire mais plutôt pour s’assurer que les émotions qui animent les foules sont bien conformes à leurs intérêts. Avant de céder instinctivement à ces émotions induites, la simple prudence commande donc d’examiner les intérêts en question.

Ma deuxième remarque est que le cynisme, la brutalité et le manque de respect pour la vie humaine tels qu’on les reproche à Poutine n’impliquent nullement la folie, ni même l’absence de rationalité. Peu importe, objectera-t-on, la preuve est faite que Poutine est un personnage haïssable, haïssons-le et restons-en là. C’est à peu près la position de tous les animateurs d’infotainment télévisé par qui nous arrivent les nouvelles du front. Le problème est qu’en géopolitique, la réduction à la mauvaise nature du dirigeant est une explication un peu courte, comme nous l’a prouvé certain sachet de farine brandi par Colin Powell et présenté comme une dose d’anthrax tout droit sortie des manufactures diaboliques de Saddam Hussein. Cette reductio ad odium pose que toute la situation découle de l’éclatement soudain d’un orage dans un ciel serein, du surgissement d’un accès de folie dans un contexte par ailleurs tout à fait détendu et harmonieux, et qu’il est donc parfaitement inutile d’explorer toute autre cause éventuelle. On tient la racine du Mal, pourquoi chercher midi à 14 heures ? Soit dit en passant, c’est aussi, à peu de choses près, le message de Joe Biden (bien que le sort des opposants russes entre visiblement pour une part négligeable dans les postures martiales d’un homme qui n’a par ailleurs pas grand-chose à reprocher à Mohammed Ben Salmane).

Les conséquences de cette position radicale sont désastreuses pour tout le monde et particulièrement pour le peuple ukrainien. La stratégie qui en découle naturellement se résume à la pulvérisation complète et inconditionnelle de la Bête immonde qui répand le chaos dans le monde, ce qui implique un refus absolu de toute prise en compte de la problématique de l’autre, un rejet par principe de toute négociation et une montée indéfinie de la tension jusqu’à l’explosion finale, fût-elle nucléaire. Dans ces conditions, le martyre du peuple ukrainien n’est pas près de cesser et il pourrait bien se conclure en cataclysme. Il semble beaucoup plus judicieux de remonter la chaîne des événements qui ont déclenché le conflit et d’en explorer les raisons réelles dans l’espoir d’y trouver une solution qui ménage les intérêts et les préoccupations sécuritaires des uns et des autres.

Les exactions des États-Unis et de l’OTAN

Créée en 1949 pour contrecarrer l’implantation soviétique en Europe centrale et orientale, l’OTAN a vu sa mission évoluer peu à peu. Le 14 juillet 2022, 15 jours après le sommet de Madrid où les pays de l’Alliance ont adopté un nouveau «concept stratégique», l’OTAN a publié un document où elle rappelle que « les armes nucléaires sont une composante essentielle des capacités globales de dissuasion et de défense de l’OTAN, aux côtés des forces conventionnelles et des forces de défense antimissile ». Elle précise que « la posture de dissuasion nucléaire de l’OTAN repose (…) sur les armes nucléaires des États-Unis déployées à l’avant en Europe, ainsi que sur les capacités et l’infrastructure mises à disposition par les Alliés concernés » et elle distribue les rôles de la façon suivante : « Les armes nucléaires déployées à l’avant en Europe restent sous le contrôle et la garde absolus des États-Unis, tandis que les Alliés assurent un soutien militaire pour la mission des DCA [avions à double capacité] au moyen de forces et de capacités conventionnelles ». Au vu de ce document, on pourrait se représenter l’OTAN comme une alliance exclusivement défensive de pays désireux d’être protégés par les armes nucléaires américaines. Dans les faits, les actions de l’OTAN ont largement débordé ce cadre.

Le premier exemple qui vient à l’esprit est l’affaire du Kosovo. Le 24 mars 1999, l’OTAN a entrepris de bombarder les trois villes de Pristina, Belgrade et Podgorica sans même se soucier de demander l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU. L’opération, baptisée «Allied Force», va durer 78 jours. Il s’agissait, selon l’OTAN, de mettre fin à un prétendu génocide des Kosovars par les Serbes. Selon une technique bien éprouvée, l’OTAN a construit un récit d’exactions imaginaires dans lequel Slobodan Milošević jouait le rôle du «dictateur sanguinaire». Dans un article du Monde diplomatique daté d’avril 2019 et intitulé Le plus gros bobard de la fin du XXe siècle, Serge Halimi et Pierre Rimbert réduisent ce récit bidon à néant : « Les Serbes commettent un «génocide», «jouent au football avec des têtes coupées, dépècent des cadavres, arrachent les fœtus des femmes enceintes tuées et les font griller», prétendit le ministre de la défense allemand, le social-démocrate Rudolf Scharping, dont les propos furent repris  par les médias ; ils ont tué « de 100 000 à 500 000 personnes » (TF1, 20 avril 1999), incinéré leurs victimes dans des « fourneaux, du genre de ceux utilisés à Auschwitz » (The Daily Mirror, 7 juillet). Une à une, ces fausses informations seront taillées en pièces ». Les véritables raisons de ces bombardements sont analysées en détail par Ignacio Ramonet dans un article daté de mai 1999 et elles ne sont guère à l’honneur des États-Unis. L’ampleur des dégâts commis par l’OTAN et les centaines de victimes civiles tuées lors des bombardements ont évidemment attiré l’attention des ONG humanitaires. Human Right Watch, par exemple, a mis en ligne un texte où l’on peut lire : « Human Rights Watch a réalisé une enquête détaillée sur les pertes civiles lors de la guerre en Yougoslavie. Son équipe a visité 91 villes et villages en ex-Yougoslavie sur une période de trois semaines en août 1999 et a inspecté 42 des sites où des civils ont été tués. Cette enquête est arrivée à la conclusion que l’OTAN avait violé le droit humanitaire international. ». Bien entendu, Poutine ne se privera pas d’utiliser cette opération peu reluisante pour justifier la reconnaissance par la Russie de l’Abkhasie et de l’Ossétie du Sud ou l’annexion de la Crimée.

Le bombardement de la Serbie est loin d’être le seul fait d’arme édifiant de l’OTAN. Dans un article publié le 1er août 2022, le journaliste et correspondant de guerre américain Chris Hedges dresse ce constat accablant :

« L’OTAN a étendu son emprise, en incorporant 14 pays d’Europe centrale et orientale dans l’alliance, et ce faisant, a violé les promesses faites à Moscou une fois la Guerre froide terminée. Elle ajoutera bientôt la Finlande et la Suède qui étaient restées neutres depuis des décennies. Elle a bombardé la Bosnie, la Serbie et le Kosovo. Elle a lancé des guerres en Afghanistan, en Irak, en Syrie et en Libye, faisant près d’un million de morts et chassant quelque 38 millions de personnes de chez elles. Elle est en train de construire une présence militaire en Afrique et en Asie. Elle a invité l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud, les «Quatre de l’Asie-Pacifique», à son récent sommet de Madrid fin juin. Elle a étendu son champ d’action à l’hémisphère sud, en signant en décembre 2021, avec la Colombie, un accord de partenariat à des fins de formation militaire. Elle a soutenu la Turquie, qui possède la deuxième plus grande armée de l’OTAN et qui a illégalement envahi et occupé des régions de la Syrie et de l’Irak. Les milices soutenues par la Turquie se livrent au nettoyage ethnique des Kurdes syriens et d’autres habitants du nord et de l’est de la Syrie. L’armée turque a été accusée de crimes de guerre – notamment de multiples frappes aériennes contre un camp de réfugiés et l’utilisation d’armes chimiques – dans le nord de l’Irak. En échange de l’autorisation du président Recep Tayyip Erdoğan quant à l’intégration de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN, les deux pays nordiques ont accepté d’élargir leurs lois nationales sur le terrorisme (ce qui facilitera la répression des militants kurdes et autres), de lever leurs restrictions sur la vente d’armes à la Turquie et de refuser tout soutien au mouvement d’autonomie démocratique dirigé par les Kurdes en Syrie. »

Il faut avoir tout cela en tête lorsque les «experts» de plateau télé nous expliquent que l’OTAN est une organisation purement défensive, donc parfaitement inoffensive, et que la propension de Poutine à y voir une menace ne fait que prouver sa paranoïa, autrement dit sa folie. Les préoccupations sécuritaires de la Russie sont beaucoup moins délirantes qu’on ne veut bien le dire. Dans un discours télévisé de mars 2022, Poutine dit en substance : qu’y a-t-il de si compliqué à comprendre dans le fait que la Russie ne souhaite pas voir l’OTAN s’installer à ses frontières ? De fait, l’incorporation par l’OTAN de pays frontaliers permet aux États-Unis d’y établir des bases de missiles nucléaires à quelques minutes de sa capitale ou de ses grandes villes, ce qui la place ipso facto sous une épée de Damoclès et rend non-opérationnel son arsenal de dissuasion nucléaire. Rappelons que si la Russie a une dizaine de bases militaires à l’étranger, l’OTAN en a 800 réparties tout autour de la Russie. Cette exigence russe est d’autant moins difficile à comprendre qu’elle est exactement identique à l’exigence américaine lors de la crise cubaine de 1962. À l’époque, c’est l’Union soviétique qui avait installé une base de missiles sur l’île de Cuba et que le président Kennedy avait forcé l’Union soviétique à les retirer en brandissant la menace d’une guerre nucléaire mondiale. Personne n’avait alors parlé d’odieux chantage pour qualifier la réaction américaine.

J’ai déjà mentionné le fait que Poutine n’a jamais montré la moindre velléité de reconstituer l’Union soviétique et qu’il ne pourrait pas le faire même s’il le souhaitait. En revanche, depuis 20 ans, il ne cesse de marteler que l’adhésion à l’OTAN de deux pays en particulier, l’Ukraine et la Géorgie, constituerait selon ses propres termes une «menace existentielle». Cela n’a pas empêché l’OTAN de publier la déclaration suivante à l’issue du sommet de Bucarest de 2008 : « L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN ». Il suffit d’écouter le discours de Poutine du 21 février 2022 pour comprendre à quel point cet attendu 23 de la déclaration de Bucarest lui est resté en travers de la gorge.

L’expression «menace existentielle» est forte et tout à fait claire – elle constitue même un motif universellement admis d’entrée en guerre – mais le moins qu’on puisse dire, c’est que les pays de l’Alliance atlantique n’y ont pas prêté la moindre attention. Non seulement les raisons de cette demande russe n’ont jamais été expliquées au public des pays de l’OTAN, mais elle n’a même pas été portée à sa connaissance. Tout se passe comme si, pour le monde occidental, les radotages d’un autocrate délirant qui accumule les milliards, fait assassiner ses opposants et interdit la gay pride étaient tout sauf une information digne d’intérêt. Quand bien même l’autocrate en question serait le président de la deuxième plus grosse puissance nucléaire du monde. Et quand bien même, sur certains sujets en tout cas, il serait nettement moins délirant qu’on ne veut bien le dire.

L’interventionnisme américain en Europe de l’Est

Depuis 1991, les États-Unis soutiennent financièrement les mouvements pro-européens dans toutes les républiques de l’ex-URSS en utilisant essentiellement des ONG comme la fondation Carnegie, le National Endowment for Democracy (NED), le National Democratic Institute for International Affairs (NDI), Freedom House ou Open Society Institute.

Dans les années 2000, une série de révolutions, qu’on a appelées les révolutions de couleur ont éclaté dans de nombreuses républiques de l’ex-URSS, certaines avec succès et d’autres non : la révolution des Roses en Géorgie (2003), la révolution orange en Ukraine (2004), la révolution des Tulipes au Kirghizistan (2005) ou la révolution en jean en Biélorussie (2005). L’implication du gouvernement américain est abondamment dénoncée, notamment par l’ancien secrétaire adjoint au Trésor de l’administration Reagan, Paul Craig Roberts, qui accuse la fondation Soros et le gouvernement américain de soutenir et même «d’organiser les révolutions» dans le but de «servir les intérêts occidentaux». Un documentaire de la reporter française Manon Loizeau, Les États-Unis à la conquête de l’Est, tourné lors de la révolution des Tulipes au Kirghizistan, montre clairement l’implication des États-Unis dans cette révolution. On y voit notamment Mike Stone de la Freedom House participer à l’organisation de la révolte. On y voit également Guiorgui Bokeria, acteur majeur de la révolution des Roses en Géorgie, soutenir le groupe qui préparait la révolution des Tulipe. Dans un article du 26 novembre 2004 sur la révolution orange en Ukraine, le journal britannique The Guardian écrit ceci : « Le National Democratic Institute du parti démocrate, l’International Republican Institute du parti républicain, le département d’État américain et l’USAid sont les principales agences impliquées dans ces campagnes populaires, ainsi que l’ONG Freedom House et l’Open Society Institute du milliardaire George Soros ». On notera l’expression «campagnes populaires» («grassroots campaigns») qui désigne clairement des opérations destinées à influencer la base populaire et non des mouvements émergeant spontanément de la base populaire.

La photo du t-shirt orange ci-dessous est extraite du documentaire de Manon Loizeau. Elle a été prise dans les bureaux de Tbilissi de l’IRI, la fondation du sénateur McCain, lors de la révolution des Roses en Géorgie. Il s’agit de la liste des futures révolutions à déclencher que les États-Unis ont inscrites dans leur agenda. La mention TBD signifie «to be done», autrement dit «encore à faire». Évidemment n’importe qui peut faire imprimer n’importe quel t-shirt, mais en l’occurrence, le sénateur McCain n’est pas exactement n’importe qui : c’était le candidat du Parti républicain lors de l’élection présidentielle de 2008 face à Barack Obama. Voilà qui réduit singulièrement la portée de la rhétorique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sempiternellement brandie par le personnel politique des pays du «monde libre». Ledit «monde libre» se révèle être essentiellement un monde riche qui peut se payer des campagnes de manipulation à grande échelle.

L’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne

Une telle campagne de manipulation a eu lieu en Ukraine, mais elle a un lien si étroit avec le déclenchement de la guerre qu’il faut expliciter le contexte avant d’entrer dans les détails de l’ingérence américaine.

Début 2010 ont lieu des élections présidentielles en Ukraine. Les héritiers de la révolution orange de 2004 soutenue par les États-Unis s’étant largement discrédités entretemps, c’est Viktor Ianoukovitch qui remporte l’élection face à Ioulia Timochenko. Ianoukovitch est un personnage peu recommandable, fortement corrompu, qui a fait de la prison dans sa jeunesse et dont on découvrira après sa chute qu’il a amassé une fortune colossale et qu’il vit dans un luxe hallucinant. Malgré cela, le résultat des élections ayant été jugé «transparent et honnête» par les observateurs de l’OSCE, il est reconnu internationalement comme le président démocratiquement élu de l’Ukraine. Il a beaucoup été décrit comme un pro-russe inconditionnel. En réalité il souhaite développer une relation en même temps avec l’Europe et avec la Russie mais s’oppose fermement à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

L’élément qui pèse le plus lourd dans la suite des événements est le fait que trois ans avant l’élection de Ianoukovitch ont débuté des négociations sur un accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne. La signature est prévue pour les 28 et 29 novembre 2013 à Vilnius. Or une semaine avant la date prévue, Ianoukovitch fait volte-face et refuse de signer. Les raisons de ce refus sont assez faciles à comprendre. L’accord, qui constitue une sorte de préalable à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, n’est en réalité pas du tout avantageux pour l’Ukraine. Aucune aide financière n’est prévue alors que le coût de la mise en conformité de l’Ukraine avec les quelques 20 000 normes européennes imposées dans le cadre de l’accord est estimé à plus de 160 milliards de dollars. La libre circulation des personnes qui ouvrirait la porte à la possibilité pour les Ukrainiens de travailler n’importe où en Europe n’est même pas incluse dans l’accord. Il contient également des contreparties politiques que Ianoukovitch a du mal à avaler : la libération de Ioulia Timochenko, considérée comme une prisonnière politique par l’UE, et surtout des réformes sur la gestion de l’État pilotées par le FMI selon une doctrine austéritaire qui rappelle furieusement le sort infligé à la Grèce. Or dans un pays considéré comme l’un des plus corrompus du monde, ce genre de réforme déplaît toujours profondément à la classe politique qui profite du système en place. Enfin, last but not least, l’accord dépouille l’Ukraine de sa souveraineté. Le 25 janvier 2014, Natalia Vitrenko, économiste ukrainienne de gauche, députée et fondatrice du Parti socialiste progressiste, ainsi que 28 élus et responsables d’associations ukrainiens ont adressé un appel au secrétaire général de l’ONU, aux dirigeants de l’UE et des États-Unis où l’on peut lire ceci : « le cœur de cet accord implique la perte totale de la souveraineté ukrainienne au profit d’agences supranationales (le Conseil d’association et le Comité sur le commerce) intronisées au-dessus de la Constitution et des lois du pays en tant qu’autorités décisionnelles ». Pour le dire simplement, il s’agit donc fondamentalement d’un projet d’exploitation concocté par des technocrates européens non élus dans l’intérêt des multinationales de l’Ouest qui lorgnent sur la main d’œuvre bon marché de l’Ukraine.

Or non seulement Ianoukovitch n’est pas dupe, mais il se trouve que la Russie lui fait une offre infiniment plus alléchante. Un article du Figaro daté du 17 décembre 2013 le décrit en ces termes : « Moscou offre un véritable ballon d’oxygène à l’Ukraine. En visite mardi à Moscou, le chef de l’État, Viktor Ianoukovitch a obtenu de son allié russe l’équivalent d’un prêt de 15 milliards de dollars, une baisse de plus de 30% des prix du gaz ainsi qu’une levée des barrières commerciales qui perturbaient les échanges entre les deux pays ». Pour l’Ukraine qui est alors au bord de la cessation de paiement, c’est une véritable aubaine, d’autant plus que la négociation des contreparties est remise à plus tard, après les élections présidentielles de 2015. Conformément à ce qu’il considère comme étant l’intérêt du pays dont il a la charge (ainsi sans doute qu’à son intérêt personnel), Ianoukovitch décide donc à la dernière minute de ne pas signer l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne et d’accepter la proposition russe. Cette offense impardonnable à l’axe Washington – Bruxelles va signer son arrêt de mort. Immédiatement après son refus, la place Maïdan de Kiev se remplit de manifestants pro-Union européenne ; c’est le début de la révolution connue sous le nom d’Euromaïdan. On y retrouve exactement les même ONG que lors de la Révolution orange de 2004. Les manifestations sont organisées par l’International Renaissance Foundation, ou IRF (en ukrainien : Міжнародний фонд Відродження, littéralement «Fondation internationale Renaissance»), une organisation non gouvernementale ukrainienne créée en avril 1990, intégrée au sein de l’Open Society Foundation, toutes deux créées par George Soros et financées en grande partie par le congrès américain via la National Endowment for Democracy. La nouveauté est que le mouvement reçoit le soutien de tous les groupes nationalistes néo-nazis d’Ukraine, et le mot «néo-nazi» n’est pas à prendre au sens métaphorique : il s’agit de groupes d’extrême droite qui affichent ouvertement leur sympathie pour le nazisme. Ce n’est pas qu’ils soient particulièrement favorables à un rapprochement avec l’UE, ils détestent même la démocratie et le libéralisme, mais ils sont viscéralement anti-russes.

Il faut dire quelques mots sur ces groupes néo-nazis car ils font souvent l’objet de dénégations vigoureuses et indignées. Pour les uns ils sont le fait de quelques excités marginaux et n’ont joué en réalité aucun rôle, pour les autres ils n’existent tout simplement pas et ne seraient en fait que le fruit de la paranoïa pathologique de Poutine ou une invention perverse destinée à alimenter sa propagande mensongère. La réalité est quelque peu différente.

Les groupes néo-nazis en Ukraine

Les milices néo-nazies comprennent essentiellement trois groupes : Svoboda, le bataillon Azov et Pravy Sektor.

1) Svoboda (Всеукраїнське об’єднання «Свобода», fondé en 1991 par Oleh Tiahnybok sous le nom Соціал-Національна партія України ou Parti national-socialiste d’Ukraine) est la frange politicienne. L’un des principaux faits d’armes d’Oleh Tiahnybok est que, pour avoir dénoncé dans une lettre ouverte en 2005 les «activités criminelles de la juiverie» de son pays, pour avoir appelé à «purger l’Ukraine des 400 000 Juifs et autres minorités qui s’y trouvent» et pour avoir vilipendé la «mafia Judéo-Moscovite», il est entré en 2012 dans le Top 10 des antisémites mondiaux du centre Simon Wiesenthal.

Durant l’Euromaïdan, Svoboda a occupé la mairie de Kiev, tapissant les murs de croix gammées et de crochets de loups (wolfsangel), un symbole nazi qui a longtemps servi d’emblème à Svoboda avant qu’elle se refasse une beauté en 2003 pour devenir plus présentable. Un grand portrait y trônait en majesté : celui de de Stepan Bandera, un indépendantiste d’extrême droite né en 1909 et assassiné en 1959. Bandera a notamment dirigé l’Organisation des nationalistes ukrainiens, dite «OUN-B», un mouvement dont le but avoué était de combattre les Juifs, leur «principal ennemi», qu’ils accusaient d’être favorables aux Soviétiques et de constituer l’avant-garde de l’impérialisme moscovite en Ukraine. Dans sa lutte pour l’indépendance de l’Ukraine contre la Pologne et l’Union soviétique, Bandera a collaboré avec l’Allemagne nazie en créant la Légion ukrainienne, sous commandement de la Wehrmacht.

Ci-contre un portrait de Stepan Bandera, le héros de Svoboda, en uniforme nazi entre deux officiers nazis.

Signalons au passage que l’ex-boxeur Vitaly Klitchko, une fois nommé maire de Kiev, n’a rien trouvé de mieux à faire que de donner son nom à une grande artère de la capitale : à partir du 7 juillet 2016, la perspective de Moscou a été rebaptisée officiellement perspective Stepan Bandera (проспект Степана Бандери). Et ce n’est pas franchement une rareté, car dans toute l’Ukraine, on compte pas moins de dix villes pourvues d’une rue Stepan Bandera.

Ceux qui pensent que Svoboda a toujours été un parti très marginal devraient jeter un coup d’œil à la carte des élections législatives de 2012 : Cette année-là, si Svoboda fait effectivement moins de 2% dans les provinces de l’est où vivent les minorités russes, il dépasse allègrement les 30% dans les trois provinces qui composent la Galicie à l’Ouest du pays.

2) Le bataillon Azov (Батальйон «Азов», rebaptisé Полк «Азов» ou régiment Azov en septembre 2014) est la frange militaire. Il est intégré dans l’armée ukrainienne. Leur logo est directement inspiré du logo de la division Das Reich célèbre pour le massacre qu’ils ont perpétré à Oradour-sur-Glane. Le bataillon Azov était composé d’environ 800 volontaires fin 2014, mais ses effectifs ont considérablement augmenté en 2015 et 2016. Il comptait environ 4 000 combattants fin 2016. Il est estimé en 2022 à environ 5 000 hommes sur un total de 200 000 à 500 000 soldats de l’armée ukrainienne. Pour plus d’informations, voir l’article de France info.

3) Pravy Sektor (Пра́вий се́ктор, le «Secteur droit») est la frange policière et paramilitaire. C’est une sorte de Gestapo ou de police des mœurs qui s’est régulièrement substituée à la police. Les membres de Pravy Sektor menacent les citoyens, espionnent et insultent les journalistes ou les juges et n’hésitent pas à faire le coup de force et à jouer des poings ou de la matraque. Pravy Sektor est par exemple responsable de l’incendie volontaire de la Maison des Syndicats d’Odessa le 2 mai 2014 qui fera plus de 40 morts et 170 blessés. Les victimes de l’incendie sont des communistes, des pro-russes ou de simples manifestants de la communauté russe d’Odessa qui campent devant les bâtiments pour protester contre l’Euromaïdan, l’influence des milices d’extrême droite et les mesures politiques anti-russe qui commencent à être promulguées à partir de ce moment-là. La plus emblématiques de ces mesures impopulaires est la promotion de l’ukrainien au statut de langue nationale unique et obligatoire, ce qui transforme de facto les quelques 12% d’Ukrainiens exclusivement russophones en citoyens de seconde zone incapables de comprendre les documents administratifs de leur propre pays (loi du 23 février 2014).

Le cas personnel du fondateur de Pravy Sektor, Dmytro Iaroch, permet de prendre toute la mesure de la connivence ahurissante qui existe entre le gouvernement ukrainien officiel et les milices paramilitaires néo-nazies. Iaroch a été élu député sous l’étiquette Pravy Sektor entre 2014 et 2019 et nommé conseiller du ministère de la Défense. Début avril 2015, le ministère ukrainien de la Défense annonce que Iaroch est nommé assistant du chef militaire Viktor Moujenko, chef de l’état-major général et commandant en chef des Forces armées de l’Ukraine, et que son unité paramilitaire est intégrée aux forces armées ukrainiennes. En décembre 2015, après avoir quitté le Pravy Sektor, il fonde l’Armée des volontaires ukrainiens (UDA), une nouvelle formation paramilitaire formée par des anciens combattants de Pravy Sektor, qui intervient aux côtés des forces gouvernementales dans la guerre du Donbass (sur laquelle nous reviendrons).

Ceux qui souhaitent approfondir la question des milices néo-nazies peuvent se référer à l’article d’Olivier Berruyer sur son site Les Crises, à celui de l’Ośrodek Studiów Wschodnich (en anglais) ou regarder le documentaire de Paul Moreira tourné en 2015 et diffusé début 2016 dans le cadre de l’émission Special Investigation sur Canal+. Ce reportage a également le mérite de poser clairement la question de l’implication des États-Unis dans les affaires intérieures ukrainiennes et de souligner à quel point ils se sont accommodés de l’existence de ces milices néo-nazies qui, tout compte fait, leur ont été bien utiles.

Un dernier point important sur la mouvance néo-nazie en Ukraine : nous avons vu que le score de Svoboda aux élections législatives de 2012 a largement dépassé les 30% en Galicie, mais il faut préciser immédiatement qu’il a beaucoup chuté par la suite. Si l’influence et le rôle des groupes néo-nazi a été considérable dans ces années-là (notamment parce qu’ils ont été abondamment utilisés par les autorités de Kiev pour taper sur les minorités russes), l’effondrement de Svoboda lors des élections suivantes démontre que l’idéologie nazie est loin d’être majoritaire au sein de la population ukrainienne. Il serait donc trompeur d’affirmer de manière simpliste et péremptoire que l’Ukraine dans son ensemble est un pays nazi et que Stepan Bandera est un héros national pour tous les Ukrainiens.

L’interventionnisme américain en Ukraine

Les preuves de l’implication des États-Unis dans les manifestations et le coup d’état de 2014 en Ukraine sont innombrables. En décembre 2013, deux semaines après le début des manifestations, le sénateur John McCain est venu soutenir les manifestants (le journal The Guardian a mis en ligne une vidéo de son discours). Rappelons que John McCain était à la tête de l’IRI (Americain Republican Institute) dont nous avons vu que les bureaux de Tbilissi exposaient un t-shirt avec la liste des révolutions que les États-Unis projetaient de provoquer dans les pays de l’Est.

Par ailleurs, une diplomate de haut rang, Victoria Nuland (dont le titre exact entre 2013 et 2017 est «Assistant Secretary of State for European and Eurasian Affairs at the United States Department of State») est filmée distribuant des petits pains sur la place Maïdan (la vidéo est ici). Plus significatif encore : dans une conversation téléphonique piratée avec l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine, Geofrey Pyatt, on l’entend organiser le prochain gouvernement, désignant nommément celui qu’elle souhaite voir devenir le prochain premier ministre. L’homme qu’elle désigne s’appelle Arsenyi Iatseniouk. On entend notamment Victoria Nuland dire ceci : « Je pense que Yats [c’est le surnom qu’elle donne à Iatseniouk], c’est le gars adéquat. Il a de l’expérience économique et de l’expérience en tant que ministre. C’est le gars. Vous savez, ce dont il a besoin, c’est que Klitsch et Tyahnybok restent à l’extérieur ». «Yats» lui plaît parce que c’est un jeune banquier indéfectiblement pro-UE et pro-OTAN. C’est un ancien candidat à la présidentielle de 2010, il est président du parti de Ioulia Timochenko, il a donc de l’expérience. De plus il possède et dirige la fondation Open Ukraine financée par l’OTAN et les ministères des affaires étrangères américains et polonais. Les deux autres leaders de la contestation avec qui Victoria Nuland travaille, Vitaly Klitchko et Oleh Tyahnybok, doivent rester «à l’extérieur» : le premier à cause de son manque d’expérience (c’est un ancien boxeur qui deviendra maire de Kiev) et le second parce qu’il sent un peu trop le soufre (c’est le fondateur et le dirigeant du parti Svoboda). Le plus fort de l’histoire, c’est que «Yats» sera effectivement nommé premier ministre conformément aux souhaits de la diplomate américaine. On trouve des extraits de cette conversation ici et ici et la conversation in extenso est ici.

Sur la photo ci-dessous, on peut voir de gauche à droite : Oleh Tiahnybok (le fondateur et dirigeant de Svoboda), Victoria Nuland (diplomate américaine en charge des pays d’Europe de l’Est), Vitaly Klitchko (le maire de Kiev, celui-là même qui en 2016 rebaptisera une grande artère de Kiev perspective Stepan Bandera) et Arsenyi Iatseniouk (désigné comme premier ministre idéal par Victoria Nuland et effectivement nommé premier ministre par le président Porochenko).

À vrai dire les preuves de l’implication des États-Unis dans les manifestations et le coup d’état de 2014 sont si nombreuses et si faciles à trouver (notamment sur YouTube) qu’on se demande pourquoi les journalistes de la presse mainstream n’en ont quasiment jamais parlé. Ou bien ils n’ont pas fait leur travail, ou bien ils ont délibérément fait l’impasse sur tous les éléments incompatibles avec la ligne éditoriale et idéologique de leur patron (lequel est pour 90% des organes de presse, comme chacun sait, un industriel dont les intérêts ne coïncident pas avec ceux de la Russie mais avec ceux des États-Unis et des pays de l’Alliance atlantique en général).

Précisons que l’ingérence américaine est loin d’être circonscrite aux manifestations et au coup d’état de 2014. Elle s’inscrit dans le cadre d’un long historique d’aide financière et militaire qui a commencé dès la chute de l’Union soviétique et se poursuivra tout au long des années suivantes jusqu’à aujourd’hui.

En janvier 2015, Fox News a publié un article révélant qu’en 2013 et 2014, l’administration Bush avait dépensé 65 millions de dollars pour aider les groupe politiques pro-européens en Ukraine. Par ailleurs, dans une note datée du 13 décembre 2013, Victoria Nuland indiquait que le montant de l’aide américaine en Ukraine avait dépassé les 5 milliards de dollars depuis 1991. L’économiste Lyndon Larouche confirme ce chiffre de cinq milliards de dollars, ajoutant que Victoria Nuland s’était «vantée publiquement d’organiser une révolution» en Ukraine.

En ce qui concerne la période post-Euromaïdan, le journal Les Échos du 1er septembre 2021 révèle que « selon un responsable de la Maison-Blanche cité par l’AFP, les Etats-Unis ont alloué depuis 2014 quelque 2,5 milliards de dollars d’aide aux forces armées ukrainiennes, dont plus de 400 millions rien qu’en 2021 ». Bien que les dates parlent d’elles-mêmes, j’insiste sur le fait que l’aide dont parle Les Échos a été octroyée à l’Ukraine avant l’invasion russe.

Dans un article déjà cité paru en août 2022, le journaliste et correspondant de guerre américain Chris Hedges mentionne des chiffres beaucoup plus élevés : « Aux yeux des stratèges de l’OTAN, la Russie est une puissance à contenir. L’OTAN a fourni plus de 8 milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine, tandis que les États-Unis y ont engagé près de 54 milliards de dollars en aide tant militaire qu’humanitaire ».

Ce chiffre de 8 milliards vient d’une note publiée sur le site Bloomberg qui cite le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, mais il est probablement sous-estimé. Fin 2019, éclate ce qu’on a appelé l’affaire l’Ukrainegate. Il s’agit d’une affaire politico-judiciaire impliquant une conversation téléphonique entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky dans laquelle ils se seraient entendus pour salir la réputation de Joe Biden et le discréditer en tant que potentiel candidat démocrate aux élections de 2020 en s’appuyant sur les affaires douteuses menées par le fils de Biden en Ukraine. Cette affaire déclenche une première procédure de destitution du président Trump. Lors de la dernière journée des auditions publiques sur cette destitution, David Holmes, conseiller politique en chef à l’ambassade des États-Unis à Kiev, fournit un témoignage sur une question centrale dans cette crise de l’Ukrainegate : les efforts énormes et prolongés des États-Unis et de l’Europe pour utiliser l’Ukraine comme base d’opérations contre la Russie. Or dans le cadre de ce témoignage, il donne un chiffre encore supérieur à celui des Échos : « Depuis 2014, les États-Unis ont fourni à l’Ukraine une aide civile et militaire combinée d’environ 3 milliards de dollars, plus trois garanties de prêts d’un milliard de dollars […] Ces prêts sont remboursés en grande partie […] Les Européens, au niveau de l’Union européenne et les États membres réunis depuis 2014, ont fourni, si je comprends bien, 12 milliards à l’Ukraine en tout ».

Par ailleurs, en plus de l’aide financière, les États-Unis ont fourni à l’Ukraine une assistance militaire.  La presse regorge d’articles sur les instructeurs américains envoyés sur place pour former les soldats de l’armée ukrainienne. Un article de l’Express daté d’avril 2015, soit sept ans avant l’invasion russe, révèle que « l’armée américaine a déployé en Ukraine quelque 300 parachutistes dont la mission est d’entraîner les soldats ukrainiens devant combattre les séparatistes prorusses, déclenchant la colère du Kremlin qui crie à la « déstabilisation » ». Un autre article du journal suisse Le Temps daté de mars 2018, soit quatre ans avant l’invasion russe, explique que « depuis 2015, ce sont 6000 soldats et cadets [ukrainiens] qui ont été formés par les Américains, qui savent pertinemment qu’ils marchent sur un terrain inflammable ». Un terrain qui à la longue finira effectivement par s’enflammer.

Dans son discours du 21 février 2022 déjà cité plus haut, Poutine considère ces exercices comme un prétexte pour intensifier la présence de l’OTAN aux portes de la Russie. Il dénonce également les investissements américains dans l’amélioration des infrastructures maritimes et aéroportuaires ukrainiennes dont il souligne qu’elles faciliteront le transport de troupes et de matériel de l’OTAN. Il se montre particulièrement irrité par les sommes pharamineuses investies par les États-Unis dans la modernisation de la base navale d’Ochakiv en 2019. Il est difficile de lui donner tort sur ce point lorsqu’on lit ce qu’en dit le site américain Naval Post :

« Alors que les tensions montent entre la Russie et l’Ukraine sur la mer Noire, les États-Unis modernisent plusieurs bases navales ukrainiennes pour donner aux navires de guerre américains et de l’OTAN la possibilité d’accoster à quelques kilomètres seulement de la Crimée contrôlée par la Russie. Centré sur la base navale d’Ochakiv et l’installation militaire de Mykolaïv – à 40 miles à l’est d’Odessa et à moins de 100 au nord-ouest de la Crimée – l’effort financé par les États-Unis comprend le renforcement et la modernisation des jetées existantes et l’ajout d’un nouveau quai flottant, des clôtures de sécurité autour des bases,des installations de réparation navale et une paire de centres d’opérations maritimes flambant neufs à partir desquels les forces ukrainiennes et de l’OTAN peuvent diriger des exercices et coordonner des activités. »

Le coup d’État de 2014

Le déroulé de la chute du président Ianoukovitch est le suivant : le 19 janvier 2014 a lieu une manifestation massive en réaction à l’adoption de lois répressives à l’encontre des manifestants. Le 22 janvier, trois personnes sont tuées. De violents affrontements éclatent de nouveau à Kiev le 18 février. 28 personnes sont tuées ce jour-là. Deux jours plus tard, le 20 février, Kiev connaît sa journée la plus meurtrière depuis le début des manifestations : une centaine de personnes sont tuées et 622 blessées. La version officielle des partisans d’Euromaïdan est que ce bain de sang est l’œuvre de Ianoukovitch. En réalité, de nombreuse sources (dont une enquête assez fouillée de la télévision allemande ARD) permettent d’établir que des snipers opposants à Ianoukovitch, embusqués dans les étages supérieurs de l’hôtel Ukraïna, ont tiré sur des manifestants désarmés dans le but d’accuser Ianoukovitch de ce crime. Le nouveau procureur de Kiev, membre de Svoboda, mènera de prétendues «enquêtes» qui éviteront soigneusement de mettre en cause ces snipers et perdra «malencontreusement» des pièces permettant de les incriminer. Ce bain de sang dont Viktor Ianoukovitch n’est que partiellement responsable le contraint malgré tout à faire des concessions. Le lendemain, sous l’égide des ministres des Affaires étrangères allemand, français et polonais, un accord est signé entre le pouvoir et l’opposition afin de mettre fin à la crise. Il prévoit le retour immédiat à la Constitution de 2004 qui organisait un régime parlementaire, la formation d’un gouvernement d’union nationale et la tenue d’une élection présidentielle anticipée avant décembre 2014. Cet accord ne sera pas respecté. Dans une dernière allocution télévisée, Ianoukovitch annonce son refus de démissionner et dénonce « un coup d’État », mais quelques heures plus tard, le Parlement vote sa destitution et fixe la prochaine élection présidentielle au 25 mai. Dans la nuit du 21 au 22 février, il s’enfuit de Kiev. Ioulia Timochenko est libérée, le président du Parlement Oleksandr Tourtchynov devient président par intérim et Arsenyi Iatseniouk, le poulain de Victoria Nuland, est nommé premier ministre conformément à ses voeux.

Dès sa nomination, Iatseniouk compose un gouvernement dit «d’union nationale» mais qui n’en a guère que le nom. Dans ce gouvernement, reconnu par l’Occident, on compte pas moins de 6 ministres sur 19 appartenant ou ayant appartenu à des organisations néo-nazies ou fascistes : le vice-Premier ministre Oleksandr Sych est un membre du Comité exécutif de Svoboda en charge de l’idéologie ; le ministre de la Défense, Ihor Tenyukh, est membre de Svoboda ; le ministre de l’Écologie, Andreï Mokhnyk, et le ministre de l’Agriculture, Ihor Shvaika, sont des députés de Svoboda ; le ministre de l’Éducation et de la Science, Serhiy Kvit, est un ancien responsable du groupe néo-nazi Trident et un ami très proche de Dmitro Iarosh, le leader de Pravy Sektor dont nous avons parlé plus haut ; le ministre de la Jeunesse et des Sports, Dmitri Boulatov, est membre du groupe néo-nazi paramilitaire Autodéfense ukrainienne (UNA-UNSO) connu pour ses liens très étroits avec Pravy Sektor. Il faut également mentionner des hauts fonctionnaires nommés à des postes clé : Andrei Parubiy qui a cofondé Svoboda en 1991 et en a dirigé la section paramilitaire est nommé secrétaire du Conseil national de Sécurité et de Défense (organe qui chapeaute le ministère de la Défense et les Forces armées) et deviendra président du parlement ; Tatiana Chornovol, ancienne responsable de la communication de l’UNA-UNSO est nommée à la tête du Bureau anti-corruption ; Oleg Makhnitsky, membre de Svoboda, est nommé Procureur général de Kiev (c’est lui qui «enquêtera» sur les fameux snipers des massacres de février à Kiev), etc. Ils sont si nombreux qu’on ne peut s’empêcher de se demander quelle dette Arsenyi Iatseniouk, l’homme que le State Department des États-Unis a intrigué pour porter au pouvoir, avait à leur égard.

Signalons au passage que sept ans plus tard, le 16 décembre 2021 exactement, la Russie soumettra un projet de résolution devant l’Assemblée générale de l’ONU proposant de lutter « contre la glorification du nazisme, du néo-nazisme et d’autres pratiques qui contribuent à alimenter les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée ». Cette résolution sera adoptée par 130 pays, 49 s’abstiendront et 2 voteront contre : les États-Unis (au nom de la liberté d’expression) et l’Ukraine (pour des raisons évidentes). Comme l’écrit Craig Murray, « pourquoi le gouvernement des États-Unis pense-t-ils que les Nazis déclarés ont droit à la liberté d’expression mais pas Julian Assange ? Peut-on avoir la liberté d’expression pour prôner le meurtre de juifs et d’immigrants mais pas pour révéler les crimes de guerre des États-Unis ? ».

Le 21 mars 2014, cet aréopage de ministres nouvellement nommés et élus par personne va signer le traité de rapprochement entre l’Ukraine et l’Union européenne que Ianoukovitch avait refusé de signer. Les 15 milliards que la Russie avait promis lui passant sous le nez, il va falloir que l’Ukraine se tourne vers le FMI pour échapper à la cessation de paiement. Un article du Monde détaille ce que le FMI demande en échange : « L’Ukraine espère obtenir 15 milliards de dollars (10,8 milliards d’euros) du FMI, avec lequel elle est actuellement en négociation. L’organisme international imposera, en échange, un plan d’austérité. Une hausse du prix du gaz, l’augmentation de l’âge de la retraite et la privatisation des mines publiques sont d’ores et déjà annoncées ». Austérité, démantèlement des services publics, privatisation à outrance, bref, tout ce qui a tellement bien réussi à la Grèce. On commence à connaître la chanson.

La signature de cet accord de libre-échange entre l’UE et le pays le plus pauvre de l’Europe marque le début d’une nouvelle vague de corruption et de pillage par des oligarques locaux et par des étrangers de l’Alliance Atlantique. Des responsables de la haute administration américaine comme Nancy Pelosi ou Joe Biden envoient leur progéniture faire des affaires dans ce pays où le salaire minimum est de 100€ (soit 30% de moins que celui de la Chine, et c’est probablement cette perspective de délocalisation de proximité qui retient toute leur attention). Au bout de quelques années, on les retrouvera mêlés à des affaires de corruption. Sur YouTube, on trouve une vidéo hallucinante où Joe Biden, alors vice-président de Barack Obama, se vante d’avoir exercé un chantage à l’aide américaine pour faire virer un procureur ukrainien qui enquêtait sur son fils Hunter, membre du conseil d’administration de la plus grosse entreprise de produits gaziers et pétroliers d’Ukraine, Burisma Holdings (Бурісма Холдингс). Pour plus d’information sur cette histoire qu’il est convenu d’appeler l’Ukrainegate, voir le dossier consacré à ce sujet sur le site Les Crises d’Olivier Berruyer.

En réaction aux tendances néo-nazis et à la politique anti-russe du nouveau gouvernement, des manifestations vont éclater dans plusieurs grandes villes de l’Est du pays, notamment en Crimée et dans le Donbass.

Le référendum de Crimée

L’annexion de la Crimée mérite d’être examinée avec beaucoup d’attention parce qu’elle est l’objet de nombreux commentaires biaisés, erronés ou carrément mensongers. Depuis le XIIIe siècle, la Crimée est dominée par un peuple turco-mongol, les Tatars. À la fin du XVe siècle, la Crimée devient un protectorat de l’empire ottoman. En 1783, après plusieurs années de guerre russo-turque, la Crimée est annexée à l’empire russe et depuis cette date, elle a toujours été russe. En 1954, à l’époque de l’Union soviétique, Khrouchtchev décide de rattacher la Crimée à l’Ukraine, bien que ces deux régions n’aient jamais eu la moindre histoire commune. C’est une décision administrative qui, sur le moment, n’a pas plus de conséquence que n’en aurait le rattachement d’un département français à telle région plutôt qu’à telle autre. Khrouchtchev n’avait évidemment pas imaginé que 37 ans plus tard, l’URSS exploserait et que l’Ukraine prendrait le large en emportant la Crimée dans ses bagages. En 1991, après la chute de l’URSS, Boris Eltsine décide de reconnaître l’Ukraine indépendante dans ses frontières en y incluant la Crimée. Cette décision surprend tout le monde. La Crimée, où la grande majorité des habitants sont de langue et de culture russe, connaît alors de très forts mouvements sécessionnistes. Depuis 1991, elle jouit d’un statut spécifique. Son parlement régional n’a pas le pouvoir d’initier des lois, mais la péninsule est autonome sur le plan budgétaire et surtout, elle dispose de sa propre Constitution, entrée en vigueur en 1999 après de nombreux allers-retours entre Kiev et Simferopol entre 1992 et 1998.

Lorsque éclate Euromaïdan, les habitants de Crimée voient les manœuvres des groupes néo-nazis d’un très mauvais œil. Pour eux comme pour toutes les minorités russes d’Ukraine, le nazisme, c’est essentiellement les 27 millions de morts russes de la Seconde Guerre mondiale. Le 11 mars 2014, après la chute du président Viktor Ianoukovitch et la mise en place de la politique anti-russe des nouvelles autorités ukrainiennes, la Crimée décide d’organiser un référendum sur son rattachement à la Russie. J’insiste sur ce point, car il est constamment passé sous silence voire carrément nié : ce n’est pas la Russie qui a pris la décision d’organiser ce référendum, c’est le parlement de Crimée. Les habitants de Crimée votent à 96,6% pour le rattachement à la Russie. Comme à son habitude, la presse occidentale parle alors de farce électorale, de bourrage d’urnes, de référendum bidon organisé par Moscou, etc. Ce marronnier journalistique peut avoir une certaine pertinence dans certains cas, mais en l’occurrence il n’en a aucune. La quasi-totalité de la population est réellement et profondément hostile au nouveau pouvoir de Kiev et favorable au rattachement à la Russie. Après l’annexion, les États-Unis ont missionné l’institut de sondage Gallup pour effectuer un sondage prouvant que le référendum était une manipulation de Moscou. Gallup a demandé à la population si elle pensait que le résultat du référendum reflétait l’opinion générale. Or, même après manipulation habituelle des données, ils ne sont pas parvenus à un chiffre significativement inférieur.

Sur le media internet The Conversation, Norbert Rouland, juriste, professeur d’anthropologie juridique, auteur de romans historiques et membre de l’Institut universitaire de France écrit ceci :

« Il se trouve qu’en 2017 j’ai voyagé en Crimée et ai prononcé une conférence à l’université de Yalta. J’ai pu parler avec la responsable des relations internationales de cette université, ukrainienne francophone, ainsi qu’à des familles de Russes installés en Crimée. A priori, je dois dire que je n’ai entendu que des opinions positives par rapport au rattachement. On m’a fait remarquer, notamment en prenant l’exemple du pont de Kertch, que j’ai emprunté, que la Russie investissait beaucoup dans les infrastructures, les écoles et les hôpitaux par rapport à la période ukrainienne où ce territoire, qui avait été la Côte d’Azur de l’aristocratie russe et soviétique, était tombé en déshérence. »

Bien entendu, sur le plan juridique, il n’en reste pas moins vrai que le référendum de Crimée constitue une violation de la Constitution ukrainienne, au même titre que le référendum d’indépendance en Catalogne constituait une violation de la Constitution espagnole. Il est vrai également que la Russie a fourni de l’aide à la Crimée, y compris sur le plan militaire, ce qui peut à bon droit être considéré comme une intrusion étrangère inacceptable. Mais on est malgré tout aux antipodes de l’image constamment véhiculée par de nombreux organes de presse d’une conquête militaire brutale de la Crimée assortie d’un référendum truqué organisé par la Russie, au mépris de l’attachement viscéral présumé de ses habitants à leur Ukraine natale. En Crimée, presque tous les habitants, à l’exception des Tatars, sont attachés à la Russie et quasiment aucun à l’Ukraine.

Le cas des Tatars est particulier et doit être traité à part car il n’a rien à voir avec la relation entre la Russie et l’Ukraine : même s’ils n’ont aucune raison de ressentir le moindre attachement à l’Ukraine, les Tatars sont foncièrement anti-russes et farouchement opposés au rattachement de la Crimée à la Russie parce qu’ils ont été déportés par l’URSS en 1944 (essentiellement en Asie centrale). Ils sont revenus progressivement après la chute de l’Union soviétique, jusqu’à représenter à peu près 12% de la population totale en 2014 (un peu plus aujourd’hui). Mais leur détestation des Russes et leur opposition au rattachement à la Russie n’a rien changé au résultat du référendum car ils l’ont boycotté massivement. Très conscients d’être devenu une toute petite minorité sur un territoire autrefois dominé par leurs ancêtres, ils ont préféré manifester leur opposition en s’abstenant de participer à une consultation dont le résultat était de toute façon couru d’avance.

L’une des raisons importantes qui a poussé la Russie à apporter son concours à la Crimée dans son processus de rattachement est que depuis la fin du XVIIIe siècle, une partie de la flotte navale russe stationne dans la base criméenne de Sébastopol. Depuis l’implosion de l’Union soviétique en 1991, la Russie échange le droit de s’y maintenir contre un rabais sur le gaz qu’elle vend à l’Ukraine. Le bail signé en 1997 devait venir à échéance en 2017, mais en 2010, sous la présidence de Viktor Ianoukovitch, un accord a été conclu pour une prolongation de vingt-cinq ans (donc jusqu’en 2042). Ce n’est pas un élément négligeable car comme le rapporte un article du Monde, en 2014 le port de Sébastopol compte pas moins de vingt-cinq navires de combat et treize mille hommes. Mais Euromaïdan et l’ingérence américaine rebattent complètement les cartes. Pour la Russie, l’annexion de l’Ukraine par l’UE et son éventuelle adhésion à l’OTAN impliquent que la base de Sébastopol va tomber dans l’escarcelle américaine. Les États-Unis savent très bien que la perspective de perdre son seul port militaire en mer chaude est inacceptable pour la Russie, mais ils décident de persévérer quand-même, envers et contre tout, dans la voie de la provocation. La simple prudence imposait que l’Ukraine soit finlandisée, c’est-à-dire maintenue dans une neutralité à équidistance de l’UE et de la Russie. Dans ces conditions, la Russie aurait pu continuer indéfiniment à louer la base de Sébastopol à l’Ukraine sans annexer la Crimée (chose qu’elle n’avait manifestement pas l’intention de faire en 2010, sinon elle n’aurait pas signé une prolongation du bail de location jusqu’en 2042).

Quelques voix s’élevaient déjà à l’époque contre les dangers que comportait l’absorption de l’Ukraine par l’OTAN et par l’UE. Dès 2014, François Asselineau ou Olivier Berruyer, l’auteur du site Les Crises déjà cité, mettaient vigoureusement en garde l’opinion publique contre le risque d’escalade vers la guerre que constituait la politique de l’Alliance atlantique. Ils n’ont malheureusement pas été écoutés et aujourd’hui c’est le peuple ukrainien qui en paie les conséquences.

La guerre du Donbass

Le mot «Donbass» est la contraction de «Donetskiy Basseïn» (Донецький басейн), signifiant bassin (minier) de la région de la rivière Donets. C’est le nom générique donné à une région située à l’Est de l’Ukraine, dont toute l’économie tourne autour de l’industrie lourde (charbonnages et sidérurgie). Dans cette région où se trouvent quasiment toutes les minorités russes du pays, deux ou trois semaines après l’annexion de la Crimée, les manifestions contre l’Euromaïdan, contre les groupes néo-nazis qui le soutiennent et contre la politique de discrimination linguistique et culturelle qui en découle se transforment en insurrections armées contre le nouveau gouvernement de Kiev. Des forces séparatistes auto-proclament la république populaire de Donetsk le 7 avril 2014 et la république populaire de Lougansk le 24 avril 2014. Début mai, le gouvernement de Kiev intervient dans la zone, accompagnée de deux groupes néo-nazis : le bataillon Azov et le Corps des Volontaires Ukrainien, une émanation de Pravy Sektor. De son côté, la Russie soutient matériellement l’insurrection menée par les séparatistes. C’est le début d’une véritable guerre civile. Les forces de Kiev et les milices néo-nazies traitent les citoyens ukrainiens appartenant à la minorité russe, y compris la population civile, non pas comme des compatriotes mais comme des ennemis de la nation. Le 30 septembre 2015, une dépêche de l’agence Tass mentionne que « des membres du bataillon ukrainien Tornado sont accusés de viol, torture et enlèvements dans le Donbass ». Rapportant les déclarations du procureur général militaire d’Ukraine, elle précise que « les crimes ont été prouvés » et que « huit officiers de police ont été arrêtés ». Kiev n’aura pas d’autre choix que de dissoudre ce bataillon Tornado sous la pression internationale, car ces idiots ont filmé leurs exactions et ne peuvent donc plus les nier.

Cette guerre civile commencée en 2014 durera jusqu’à l’invasion russe, huit années au cours desquelles le gouvernement de Kiev fera subir à ses minorités russes de l’Est exactement ce que les Russes leur font subir aujourd’hui. Avec un traitement médiatique très différent toutefois, car la quasi-totalité de la presse occidentale passe cette guerre sous silence. Pour se faire une idée de ce que les minorités russes d’Ukraine ont vécu, il faut regarder le documentaire d’Anne-Laure Bonnel. Cette journaliste est allée dans le Donbass interviewer des gens qui ont passé huit mois dans des caves par peur des bombardements du gouvernement de Kiev. Son reportage s’ouvre sur un passage assez hallucinant du discours que le président de la république ukrainienne, Petro Porochenko, a tenu à Odessa le 14 novembre 2014, cinq mois après son élection :

« Chez nous il y aura du travail — chez eux, non. Chez nous, il y aura des retraites — chez eux, non. Chez nous, on s’occupera des enfants et des retraités — chez eux, non. Chez nous, les enfants iront à l’école et dans les jardins d’enfants — chez eux, ils se terreront dans les caves. Parce qu’ils ne savent rien faire. C’est comme ça, et précisément comme ça, que nous gagnerons la guerre ».

«Nous», ce sont les Ukrainiens de l’Ouest, les pro-Euromaïdan, les partisans de l’OTAN et de l’Europe ; «eux», ce sont les minorités russes de l’Est du pays.

Bien entendu, dans la mesure où des personnalités aussi éminentes que François Hollande ou le président de la Commission européenne José Manuel Barroso ont chaleureusement et publiquement applaudi l’élection de Porochenko, toute la presse atlantiste a crié à la falsification et à la fameuse «sortie du contexte». Profitons-en pour examiner de plus près comment fonctionne la propagande occidentale qui n’a décidément rien à envier à la propagande russe.

Comme il fallait s’y attendre, la vidéo du discours de Porochenko a fourni à l’inénarrable CheckNews une occasion en or pour sortir sa poubelle sur le trottoir. L’urgence les a saisis de faire la leçon aux présumés imbéciles et de leur expliquer qu’en réalité ils ne voient pas ce qu’ils voient et ils n’entendent pas ce qu’ils entendent. Voici un exemple de ce qu’on trouve dans leur billet : « Dans ce passage, Petro Porochenko utilise le présent pour évoquer la situation actuelle dans le Donbass sous contrôle séparatiste. Il ne s’agit donc pas d’une menace envers la population de cette région, mais d’un constat ». Autrement dit, d’après eux, Porochenko ne souhaiterait pas que les minorités slaves se terrent dans leurs caves, il le constaterait et il le déplorerait. Or il n’est pas nécessaire d’avoir une maîtrise exceptionnelle de l’ukrainien pour comprendre qu’il s’agit là d’un mensonge éhonté. Il suffit d’être un minimum familier avec les langues slaves, car elles forment pratiquement toutes le futur imperfectif de la même façon (futur du verbe être + infinitif). En ukrainien par exemple, «ils ont» se dit «вони мають» et «ils auront» se dit «вони будуть мати». Pour peu que ce point de grammaire soit compris, une simple écoute superficielle suffirait à un étudiant de première année de n’importe quelle langue slave pour réaliser que tout le discours de Porochenko est au futur et non au présent. Plus fort encore : même au présent, la version de CheckNews ne tient pas la route une seconde. Qui donc, selon eux, obligerait les minorités russes à se terrer dans des caves ? Les Russes dont CheckNews s’indigne par ailleurs du fait qu’ils les soutiennent ?

La fine équipe de véridicteurs de CheckNews, (c’est-à-dire du journal Libération) profite donc de la présumée ignorance des foules pour mentir comme un arracheur de dents et défendre une position idéologique dont elle espère, misant sur la bêtise qu’elle prête visiblement à son propre lectorat, que l’incohérence passera inaperçue. Voilà tout le crédit qu’on peut accorder à ces fameuses officines de vérifications des news. Elles diffusent des news encore plus fake que les autres, elles les estampillent du sceau du Ministère de la Vérité et elles se figurent que le tour est joué. La réalité – la vraie, pas celle des négociants en fact-checking – est que Porochenko, le président qui a été élu avec l’aide, l’aval et les félicitations des États-Unis et de l’Union européenne, déclare explicitement et sans la moindre ambiguïté son intention de lâcher des bombes sur les minorités russes de sa propre population et de leur faire subir l’enfer. Projet qu’il mettra effectivement en œuvre et auquel son successeur, Volodymyr Zelensky, ne mettra pas fin bien qu’il ait été élu en 2019 sur une promesse de paix dans le Donbass.

Les accords de Minsk

Durant ces huit années de guerre civile et de bombardement des provinces de l’Est par l’armée ukrainienne assistée des milices néo-nazies, la seule porte de sortie éventuelle vers la paix a été le protocole de Minsk, consistant en deux accords qu’il faut bien mentionner pour être exhaustif mais qui n’ont jamais été respectés et qui n’ont finalement eu aucun impact sur la suite des événements.

Le premier accord, appelé Minsk I, a été signé le 5 septembre 2014 par les représentants de l’Ukraine, de la Russie. Il devait assurer un cessez-le-feu bilatéral immédiat, assurer la surveillance et la vérification du cessez-le-feu par l’OSCE, organiser une décentralisation des pouvoirs en accordant de manière temporaire l’autonomie locale aux oblasts de Donetsk et de Lougansk, assurer une surveillance permanente de la frontière russo-ukrainienne par l’OSCE et instaurer une zone de sécurité à cette frontière, aboutir à la libération immédiate de tous les otages retenus illégalement, aboutir à créer une loi ukrainienne visant à interdire les poursuites et les sanctions contre toutes les personnes impliquées dans la guerre du Donbass, assurer la poursuite d’une dialogue national entre les parties, améliorer la situation humanitaire dans le Donbass, assurer la tenue d’élections anticipées dans les oblasts de Donetsk et de Lougansk, assurer le retrait du territoire ukrainien des formations armées et du matériel militaire illicites, ainsi que des combattants irréguliers et des mercenaires, mettre en place un programme économique pour favoriser la reprise des activités et de l’économie locale dans le Donbass et assurer la protection personnelle des participants aux consultations.

Ce premier accord ayant été violé immédiatement par les deux parties, chacune accusant l’autre, il a été nécessaire de négocier un deuxième accord appelé Minsk II. Ce deuxième accord a été signé le 12 février 2015, par François Hollande, Angela Merkel, Petro Porochenko, Vladimir Poutine et des représentants des républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. La France et l’Allemagne étaient partie prenante en tant que médiateurs et garants de l’application de l’accord. Cette quadruple composition a été évoquée par la presse sous le nom de «format Normandie». Cet accord a permis une certaine atténuation de la violence, mais il n’a pas fallu attendre longtemps pour qu’il soit également été violé par les deux parties. Dans la mesure où il était relativement ambigu et dépourvu de calendrier, chaque partie a pu facilement accuser l’autre de ne pas le respecter.

En ce qui concerne plus particulièrement Volodymyr Zelensky, sa responsabilité dans la mise à mort des accords de Minsk tient en plusieurs points : sabotage des réunions du groupe de contact trilatéral à coup de sorties théâtrales et d’exigences démesurées ; sabotage du travail du CCCC (Centre Conjoint de Contrôle et de Coordination du cessez-le-feu) ; refus de mettre en œuvre les textes signés (notamment de discuter avec les représentants des Républiques Populaires auto-proclamées de Donetsk et de Lougansk) ; publication sur le site du ministère ukrainien de la Défense de textes modifiés unilatéralement par Kiev et donc non conformes aux conclusions des discussions (notamment sur les conditions du cessez-le-feu) ; vote par la Rada – le parlement ukrainien – en mars 2021 d’une résolution dans laquelle la guerre dans le Donbass est qualifiée de «conflit armé entre la Russie et l’Ukraine» (de manière à justifier le bombardement par l’Ukraine de ses propres minorités russes, à rendre Moscou responsable des dégâts causés par la guerre civile qu’elle mène elle-même et à délégitimer les républiques auto-proclamées de Donetsk et de Lougansk). Il apparaît donc clairement que l’intention de Zelensky n’a jamais été de rétablir un climat de paix entre Kiev et les minorités russes de l’Est mais de continuer à les traiter comme des ennemis exactement comme l’avait fait Porochenko et de les mater, quitte à instrumentaliser dans sa communication le support apporté par la Russie aux minorités russes. La suite des événements montrera que c’était jouer avec le feu.

Conclusion

Je n’ai aucune objection à ce que l’invasion russe soit condamnée fermement et sans ambiguïté, d’autant plus que l’opération spéciale rapide qui était prévue au départ s’est heurtée à la résistance d’une Ukraine très déterminée et surarmée par l’occident, ce qui a conduit la Russie à bombarder les centrales électriques pour frigorifier la population civile. Il n’y a là rien de très glorieux, c’est le moins qu’on puisse dire.

Mais les journalistes occidentaux feraient bien de s’interroger aussi sur les raisons qui ont poussé les États-Unis à s’ingérer lourdement dans les affaires du pays le plus pauvre d’Europe en s’appuyant de manière opportuniste sur des groupes néo-nazis, à lui fournir une aide financière et militaire massive et prolongée pendant des décennies, à soutenir la persécutions des minorités russes, à jeter l’Ukraine dans les bras de l’OTAN et de l’Union Européenne, à rester sourds à toutes les demandes de pourparlers de la Russie sur l’extension de l’OTAN, à menacer directement ses intérêts sécuritaires en planifiant l’installation de bases de missiles balistiques à ses frontières, à pousser la provocation jusqu’au point de rupture alors même que Poutine répète depuis 20 ans que la captation de l’Ukraine et de la Géorgie par l’OTAN constitue pour la Russie une «menace existentielle», à faire voler en éclats la relation entre l’Europe et la Russie et finalement à mettre l’Europe en situation de devoir décréter des sanctions qui lui nuisent à elle-même largement autant qu’elles mettent la Russie en difficulté.

Et pour finir, je suggérerais également aux journalistes de méditer cette phrase de l’historien François-Auguste Mignet (et non de Montesquieu) : « Le véritable auteur de la guerre n’est pas celui qui la déclare, mais celui qui la rend nécessaire ».

Le référendum catalan

CatalogneLa question de l’indépendance de la Catalogne met tout le monde mal à l’aise parce qu’elle implique deux principes sacrés et en l’occurrence contradictoires : l’unité de la nation et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Comment un vrai démocrate pourrait-il refuser au peuple catalan le droit à l’autodétermination ? Et en même temps (comme dirait Macron), comment un vrai républicain pourrait-il encourager une sédition qui met à mal l’unité de la nation espagnole?

Posé dans ces termes le problème est insoluble. OUI en vertu de principes intangibles et sacrés et en même temps NON en vertu d’autres principes tout aussi intangibles et sacrés. Droit des peuples à disposer d’eux-même, certes, mais la Catalogne est-elle un peuple ? La Slovaquie en est un, le Kosovo aussi. Tous les pays créés après la chute de l’Empire soviétique sont clairement des peuples, mais pas la Corse ni la Bretagne. Pour l’Écosse, la réponse est fluctuante. Qu’est-ce qu’un peuple ? Il semble qu’une région soit beaucoup plus facilement un peuple si elle est « abusivement occupée » par un pays ennemi que si elle participe de « l’unité nationale » d’un pays ami. Il faut donc trouver un autre angle d’attaque. Un peu d’histoire peut nous y aider.

Signalons tout d’abord que si la région catalane est aujourd’hui devenue un melting pot, elle a son histoire comme une autre puisque c’est au XIIe siècle qu’elle a été rattachée au royaume d’Aragon. Elle a même sa propre langue. Mais cet argument n’étant pas de nature à convaincre les tenants de l’unité nationale, c’est plutôt vers l’histoire récente qu’il nous faut nous tourner.

La Constitution espagnole a été promulguée en 1978 après quarante ans de dictature franquiste sous laquelle la Catalogne avait perdu toute autonomie. L’Espagne devient alors une monarchie parlementaire composée de 17 régions appelée « communautés autonomes ». L’article 137 de cette Constitution établit que « toutes ces entités jouissent de l’autonomie pour gérer leurs intérêts propres » et le pays lui-même est désigné sous le nom d’Estado de las autonomías. Trois régions obtiennent un statut particulier : le Pays basque, la Galice et la Catalogne.

Un an plus tard, en 1979, la Catalogne obtient un nouveau statut d’autonomie régionale lors d’un référendum approuvé par 88,1% des votants. Celui-ci leur confère notamment des compétences en matière d’éducation, de santé ou encore de politique linguistique et leur permet de créer une police autonome.

En mars 2006, un vote au Parlement espagnol définit la région comme une « nation » dans l’État espagnol. Avec ce nouveau statut plus avantageux, approuvé par la population, les Catalans disposent officiellement d’un drapeau national, d’un hymne et de fêtes populaires. A ces symboles nationaux s’ajoute l’usage de la langue catalane qui devient un droit et un devoir en Catalogne.

En 2010, le parti de droite de Marino Rajoy fait annuler partiellement le statut catalan. A sa demande, le Tribunal constitutionnel espagnol rejette la valeur juridique de la définition de la Catalogne comme « nation » et l’usage du catalan comme « langue préférentielle » dans l’administration et les médias. Plus d’un million de Catalans descendent dans les rues de Barcelone pour protester. C’est le début du bras de fer entre la Catalogne et l’État espagnol. Il amènera les séparatistes à manifester deux ans plus tard, le 11 septembre 2012, pour réclamer un référendum d’indépendance et une négociation du pacte fiscal. Ils sont de nouveau plus d’un million dans les rues de Barcelone.

En 2014, la Catalogne organise un premier référendum d’indépendance. C’est une simple consultation dont la valeur est essentiellement symbolique. Près de 80% des votants (35% de participation), soit 1,8 millions de Catalans sur près de 6 millions d’électeurs potentiels, disent oui à l’indépendance. L’État espagnol refuse toute forme de discussion ou de négociation et se contente déclarer ce référendum anticonstitutionnel. L’année suivante, les partis indépendantistes deviennent majoritaires pour la première fois au parlement régional.

Le problème que veulent soulever les séparatistes est loin d’être uniquement symbolique. Il vise surtout à réparer ce que les Catalan ressentent comme une injustice budgétaire et fiscale. Voici comment Wikipedia résume la situation :

La région de 7,5 millions d’habitants qui compte environ 16% de la population espagnole, contribue pour environ 18% au PIB espagnol, génère 21 % des recettes fiscales de l’Espagne mais ne reçoit que 11 % des investissements publics du pays. Le déficit fiscal de la région, calculé selon la méthode des flux monétaires, est communément estimé à environ 16 milliards d’euros, autour de 8% du PIB de la Catalogne. Le système de redistribution des recettes fiscales entre l’État et les communautés autonomes espagnoles est considéré inéquitable dans la mesure où il ne respecte pas le principe d’ordinalité : le classement des régions selon la richesse par habitant avant redistribution se trouve fortement altéré après redistribution, la Catalogne étant par exemple rétrogradée du quatrième au onzième rang des 17 communautés autonomes. En outre, certaines communautés autonomes comme le Pays basque et la Navarre bénéficient du concert économique, c’est-à-dire qu’elles prélèvent elles-même les impôts, sans passer par l’agence tributaire de l’État.

Le 9 juin 2017, le président de la région, Carles Puygdemont, annonce la tenue d’un référendum d’autodétermination le 1er octobre.

Le 6 septembre 2017, Madrid déclare ce référendum anticonstitutionnel et illégal. Le Parlement régional passe outre et défie Mariano Rajoy en adoptant la loi organisant le vote.

Le 19 septembre 2017, le gouvernement espagnol bloque tous les comptes bancaires de la région catalane, lui retirant ainsi de fait son autonomie.

Le 20 septembre 2017, la guardia civil investit de force les bureaux du gouvernement de la région de Catalogne et procède à l’arrestation de 14 dirigeants, dont le numéro deux du ministère des Finances de la région, Josep Maria Jové. Elle mène une quarantaine de perquisitions et fait main basse sur dix millions de bulletins de vote dans ce qui ressemble à une tentative désespérée d’empêcher la tenue du scrutin.

Le 1er octobre 2017, la police espagnole tente d’empêcher le référendum interdit à coups de matraque et de balles de caoutchouc, faisant plus de 90 blessés selon des sources espagnoles et plus de 790 blessés selon des sources catalanes. En dépit des interdictions et des barrages policiers, la présidence de la Catalogne a annoncé une participation d’environ 3 millions de votants. Le résultat est OUI à 90%.

Annulation unilatérale du statut catalan, refus de toute négociation, perquisitions et arrestations de hauts fonctionnaires, emploi de la force brutale contre la population civile, décidément le tandem Catalogne Madrid ressemble fort à un couple où Madrid tient le rôle du mari violent. Et dans ces conditions, indépendamment de la haute portée philosophique et politique des grands principes de droit à l’autodétermination ou d’unité nationale, il ne faut pas s’étonner si la femme demande le divorce.

Nous sommes entrés dans la phase de pillage du capitalisme

paul_craig_roberts6Traduction d’un extrait du blog de Paul Craig Roberts, ancien secrétaire adjoint au Trésor pour la politique économique. Il a été également rédacteur en chef adjoint du Wall Street Journal, chroniqueur pour Business Week, Scripps Howard Nouvelles Service et Creators Syndicate et enseignant dans de nombreuses universités. Ses derniers livres sont: The Failure of Laissez Faire Capitalism and Economic Dissolution of the West, How America Was Lost, et The Neoconservative Threat to World Order.

Après avoir utilisé avec succès l’UE pour conquérir le peuple grec en transformant l’ « aile gauche » du gouvernement grec en un pion des banques allemandes, l’Allemagne doit maintenant faire face au FMI qui l’empêche de piller la Grèce dans l’oubli général.

Les règles du FMI empêchent l’organisation de prêter aux pays qui ne peuvent pas rembourser le prêt. Le FMI a conclu sur la base de faits et d’analyses que la Grèce ne peut pas rembourser. Par voie de conséquence, le FMI refuse de prêter à la Grèce l’argent destiné à rembourser des banques privées.

La position du FMI est que les créanciers de la Grèce, dont beaucoup ne sont pas des créanciers mais ont tout simplement acheté de la dette grecque bon marché dans l’espoir de faire des profits, doivent effacer une partie de la dette grecque afin de réduire celle-ci à un montant compatible avec l’état de l’économie grecque.

Les banques ne veulent pas que la Grèce soit en mesure de rembourser sa dette, parce qu’elles ont l’intention d’utiliser l’incapacité de la Grèce à rembourser pour dépouiller le pays de ses actifs et de ses ressources et pour démanteler le filet de sécurité sociale mis en place au cours du 20e siècle. Le néolibéralisme a l’intention de rétablir la féodalité : un petit nombre de seigneurs prédateurs et une multitude de serfs. Les 1% contre les 99%.

Le point de vue de l’Allemagne est que le FMI est censé prêter à la Grèce l’argent nécessaire au remboursement des banques privées allemandes. Ensuite le FMI se fera rembourser en forçant la Grèce à réduire ou supprimer les pensions de vieillesse, à réduire les services publics et l’emploi et à consacrer les recettes ainsi dégagées au remboursement de sa dette.

Étant donné que ces montants seront insuffisants, des mesures d’austérité supplémentaires sont imposées, obligeant la Grèce à vendre ses actifs nationaux – tels que les sociétés publiques d’eau, les ports et les îles grecques protégées – à des investisseurs étrangers, principalement aux banques elles-mêmes ou à leurs principaux clients.

Jusqu’à présent, les soi-disant «créanciers» ont seulement promis à une certaine forme d’allégement de la dette, pas encore décidée, d’ici deux ans. D’ici là, la fraction la plus jeune de la population grecque aura émigré et aura été remplacés par des immigrants fuyant les guerres menées par Washington au Moyen-Orient et en Afrique, ce qui fera exploser le système de protection sociale sous-financé de la Grèce.

En d’autres termes, la Grèce est en train d’être détruite par l’UE qu’elle a intégrée avec autant de confiance que d’imprudence. La même chose se passe au Portugal et est également en cours en Espagne et en Italie. Le même genre de pillage a déjà dévoré l’Irlande et la Lettonie (et un certain nombre de pays d’Amérique latine) et est en cours en Ukraine.

Les titres des journaux actuels stipulant qu’un accord avait été conclu entre le FMI et l’Allemagne sur la réduction de la dette grecque à un niveau supportable sont mensongers. Aucun «créancier» n’a encore accepté d’effacer un seul centime de la dette. Tout ce que le FMI a obtenu des soi-disant «créanciers» est une vague «promesse» de diminution de la dette d’un montant non précisé qui pourrait intervenir dans deux ans.

Les titres des journaux ne sont qu’un tissu d’âneries destiné à fournir un prétexte au FMI pour céder à la pression et violer ses propres règles. Il permet au FMI de dire qu’un effacement (futur et non précisé) de la dette permettra à la Grèce de s’acquitter du reste de sa dette et que, par conséquent, le FMI peut prêter de l’argent à la Grèce pour rembourser les banques privées.

En d’autres termes, le FMI est devenu une autre institution occidentale sans loi dont la charte ne signifie rien de plus que la Constitution des États-Unis ou que la parole du gouvernement américain à Washington.

Les médias persistent à appeler le pillage de la Grèce un «plan de sauvetage».

Appeler «plan de sauvetage» le pillage d’un pays et de son peuple est proprement orwellien. Le lavage de cerveau est un tel succès que même les médias et les politiciens de la Grèce livrée au pillage appellent «plan de sauvetage» l’impérialisme financier auquel est soumis leur propre pays.

Partout dans le monde occidental un grand nombre de mesures, prises à la fois au niveau des entreprises qu’au niveau du gouvernement, ont abouti à la stagnation de la croissance du revenu. Afin de continuer à afficher des bénéfices, les méga-banques et les multinationales se sont lancées dans le pillage. Les systèmes de sécurité sociale et les services publics – et aux États-Unis, même le système de sécurité des transports aériens – sont devenues des cibles pour la privatisation. Et l’endettement décrit si précisément par John Perkins dans son livre Les Confessions d’un assassin financier est mis en place pour préparer le pillage pays entiers

Nous sommes entrés dans la phase de pillage du capitalisme. La dévastation en sera le résultat.

Source : http://www.paulcraigroberts.org/2016/05/25/we-have-entered-the-looting-stage-of-capitalism-paul-craig-roberts/

Les USA, le 11 Septembre et l’Arabie saoudite

ObamaSaudi

Le 15 avril dernier, le New York Times a publié un article intitulé « L’Arabie saoudite brandit des menaces de représailles économiques si le Congrès adopte la loi 9/11 ».

Cette loi 9/11 est un texte permettant aux familles des victimes américaines du 11 septembre de poursuivre l’Arabie saoudite en tant que commanditaire de l’attentat du World Trade Center. L’administration Obama a fait un lobbying d’enfer auprès des sénateurs pour empêcher qu’elle passe. Elle en a tant fait que les familles de victimes se sont fâchées et l’ont accusée de prendre parti pour l’Arabie saoudite contre l’intérêt de ses propres citoyens.

La Commission d’enquête du 11 septembre n’a trouvé, selon ses propres termes, « aucune preuve que le gouvernement saoudien en tant qu’institution ou des fonctionnaires saoudiens supérieurs [senior officials] aient financé individuellement l’organisation ». Certains sont un peu perplexes devant les termes employés. En tant qu’ « institution » peut-être, mais en tant qu’autre chose ? Les « senior officials » sont peut-être hors de cause, mais quid de certains autres « officials » qui seraient un peu moins moins « senior » ? Et pourquoi préciser « individuellement » ?

Leurs soupçons sont alimentés par les conclusions d’une enquête du Congrès de 2002 donnant la preuve que des responsables [« officials »] saoudiens vivant aux États-Unis à l’époque ont trempé dans la préparation de l’attaque. Ces conclusions, contenues dans un rapport de 28 pages, ne sont toujours pas rendues publiques.

Lorsque les familles de victimes ont voulu traîner l’Arabie saoudite devant les tribunaux en raison de son soutien au terrorisme international, ils se sont heurtés à une loi de 1976 garantissant aux nations étrangères une large immunité contre les poursuites devant les tribunaux américains. La fameuse loi 9/11 vise à précisément à lever cette immunité en cas d’attentats terroristes.

Si l’administration Obama est tellement opposée à cette loi 9/11, c’est d’une part parce qu’elle a peur que d’autres pays fassent la même chose contre les États-Unis, et d’autre part parce qu’elle craint les mesures de rétorsion économique dont l’Arabie saoudite la menace. Le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel al-Jubeir, a fait savoir aux législateurs téméraires que l’Arabie saoudite se verrait contrainte de vendre jusqu’à 750 milliards $ de bons du Trésor et d’autres actifs de peur que ces avoirs soient gelés par les tribunaux américains. Il existe également d’autres risques, comme celui de voir exposée publiquement l’identité de certains agents des services secrets.

Cette histoire se produit dans un contexte où les relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite se détériorent. L’exploitation des gaz de schiste rend les États-Unis beaucoup moins dépendants de l’Arabie saoudite qu’auparavant. Par ailleurs la Maison Blanche essaie de dégeler ses liens avec l’Iran qui est le pire ennemi des Saoudiens. Enfin la guerre du Yémen, soutenue par l’Amérique qui a vendu à l’Arabie saoudite des milliards de dollars d’armement, s’est soldée par un désastre humanitaire et une résurgence d’Al-Qaïda au Yémen.

Le 17 mai dernier, le New York Times a publié un autre article intitulé « Le Sénat adopte la loi exposant l’Arabie saoudite à des poursuites légales pour le 9/11 ».

Ce 17 mai, non seulement le Sénat vient d’adopter la loi 9/11, mais il l’a votée à l’unanimité. C’est donc un véritable bras de fer qui s’engage entre le Sénat et la Maison Blanche. On pourrait même dire que c’est une épreuve de force entre le Sénat et le président Obama qui avait menacé de lui opposer personnellement son veto.

En ce qui concerne les sanctions économiques dont l’Arabie saoudite menace les États-Unis, de nombreux économistes relativisent les choses. Selon eux, cette vente massive d’actifs américains serait difficile à exécuter et elle ferait plus de mal à l’économie de l’Arabie saoudite qu’à celle de l’Amérique. De plus, les saoudiens seraient tenus pour responsables de toutes les perturbations qu’elle provoquerait sur les marchés. Ils n’y croient donc pas beaucoup.

Chuck Schumer de New York, le sénateur démocrate à l’origine de ce projet de loi, a déclaré que ce texte aiderait les familles des victimes en quête de justice. Il a ajouté : « Si les Saoudiens n’ont pas participé à cet acte terroriste, ils ont rien à craindre d’un tribunal, mais s’il y ont participé, ils ont des responsabilités à assumer ».

En ce qui concerne le fameux document secret de 28 pages, le New York Times rappelle l’existence d’une organisation qui milite pour sa publication, 28pages.org. Sous la pression de cette organisation, les Archives nationales américaines ont récemment publié un document du même genre qui recense un grand nombre de connexions entre les terroristes, des Saoudiens vivant aux États-Unis et, dans certains cas, les liens qui les unissent au gouvernement saoudien. Le New York Times donne accès à ce document.

Lettre ouverte à Aléxis Tsípras

ZoeZoé Konstantopoúlou est femme politique grecque qui a été membre de Syriza. Elle a été élue députée au Parlement grec en mai 2012, puis réélue en juin 2012 et janvier 2015. Elle a été présidente du Parlement du 6 février au 3 octobre 2015.

En août 2015, le gouvernement Tsípras et l’Union Européenne passent un accord sur une nouvelle aide de 86 milliards d’euros sur trois ans en échange de nouvelles mesures d’austérité. En réponse à cette capitulation, 25 députés frondeurs protestent en quittant Syriza et fondent un nouveau parti appelé Unité populaire. Le nom du parti leur a été inspiré par la Unidad Popular, l’alliance chilienne menée par Salvador Allende en 1970. Lors des élections législatives du 20 septembre 2015, Unité populaire obtient moins de 3% des voix, pas suffisamment pour être représenté au Parlement.

Le 8 avril dernier, Zoé Konstantopoúlou, qui fait toujours partie d’Unité populaire mais n’a plus de mandat de députée, a publié une lettre ouverte à Tsípras. C’est une critique virulente et sans concession qui donne la mesure de la déception de tous ceux qui avaient cru en lui.

Destituée par un gang de voleurs

Le site Democracy Now! reproduit une conversation entre la journaliste (et co-fondatrice du site) Amy Goodman et Noam Chomsky sur la politique étrangères des États-Unis en général et sur la destitution de Dilma Rousseff . C’est court mais c’est clair.

AMY GOODMAN : Qu’en est-il de ce qui se passe en ce moment au Brésil, où les manifestations se poursuivent sur le vote de l’Assemblée législative pour suspendre la présidente Dilma Rousseff et la mettre en procès ? Maintenant, El Salvador a refusé de reconnaître le nouveau gouvernement brésilien. Le président salvadorien Cerén a déclaré l’éviction de Rousseff avait, je cite, « l’apparence d’un coup d’État. » Que se passe-t-il là-bas? Et qu’en est-il de la différence entre… Il semble que Bush ait peut-être sauvé l’Amérique latine simplement en ne se concentrant pas sur elle, tant il était occupé avec Irak et l’Afghanistan. On dirait que l’administration Obama lui porte un peu plus d’attention.

NOAM CHOMSKY : Eh bien, je ne pense pas que ce soit juste une question de ne pas lui porter attention. Dans une large mesure, l’Amérique latine s’est libérée elle-même de la domination étrangère – autrement dit, la plupart du temps, de celle des États-Unis – au cours des 10 ou 15 dernières années. C’est un événement spectaculaire dans l’histoire du monde. C’est la première fois depuis 500 ans. C’est un énorme changement. Alors le soi-disant manque d’attention reflète en partie le fait que les États-Unis ont été plus ou moins expulsés de cet hémisphère, qu’ils le veuillent ou non. Ils étaient habitués à pouvoir renverser les gouvernements, à déclencher des coups d’État selon son bon vouloir et ainsi de suite. Ils essaient. Il y a eu trois coups d’État ou tentatives de coups d’État depuis le début de ce siècle – enfin à peu près, ça dépend comment vous les comptez. Un au Venezuela en 2002 a réussi pendant quelques jours, soutenu par les États-Unis et renversé par la réaction populaire. Un deuxième en Haïti, en 2004, a réussi. Les États-Unis et la France – avec l’aide du Canada – ont kidnappé le président, l’ont expulsé en Afrique centrale et ont empêché son parti de se présenter aux élections. Ce coup d’État fut un succès. Le Honduras, sous Obama, a renversé un président réformateur après un coup d’État militaire. Les États-Unis étaient à peu près les seuls à cautionner ce coup d’État, vous savez, affirmant que les élections sous le régime du coup d’État étaient légitimes. Le Honduras, qui a toujours été une société très pauvre et très opprimée, est devenue le théâtre d’horreurs absolues. Il y a eu de gigantesques flux de réfugiés que nous avons refoulés derrière la frontière, que nous avons rejetés au cœur d’une violence que nous avions contribué à créer. Au Paraguay, il y a eu une sorte de demi coup d’État. Ce qui s’est passé, c’est que là aussi nous nous sommes débarrassés d’un prêtre progressiste qui a dirigé le pays pendant une brève période.

Ce qui se passe au Brésil aujourd’hui est extrêmement malheureux à bien des égards. Tout d’abord, il y a eu un niveau phénoménal de corruption. Malheureusement, le Parti des Travailleurs, le parti de Lula, qui avait une réelle occasion d’accomplir quelque chose d’extrêmement significatif, et qui a fait quelques changements positifs d’une importance considérable, a néanmoins rejoint le reste de l’élite traditionnelle pratiquant le brigandage à grande échelle. Et cela devrait être puni, ça devrait vraiment. D’un autre côté, ce qui se passe actuellement, les sources du Salvador que vous avez citées, je pense, sont assez exactes. C’est une sorte de coup d’État soft. L’élite détestait le Parti des Travailleurs et saute sur l’occasion pour se débarrasser du parti qui a remporté les élections. Ils n’attendent pas les prochaines élections, qu’ils perdraient probablement. Ils veulent se débarrasser de lui en exploitant une sérieuse récession économique ainsi que la corruption massive qui a été pointée du doigt. Mais comme même le New York Times l’a souligné, Dilma Rousseff est peut-être le seul personnage politique, la seule dirigeante, qui n’ait pas volé dans un but d’enrichissement personnel. Elle a été accusée de manipulations au niveau du budget qui sont somme toute assez habituelles dans de nombreux pays, prendre dans une poche pour mettre dans une autre. C’est peut-être une faute à un certain niveau, mais ça ne justifie certainement pas une procédure de destitution. En fait, nous avons affaire à une dirigeante politique qui n’a pas volé pour s’enrichir et qui a été mise en accusation par un gang de voleurs qui, eux, l’ont fait. On peut voir ça comme une sorte de coup d’État soft, je pense que c’est exact.

France – Syrie : cuisine et dépendances

La France est une grande amie de l’Arabie Saoudite…

VenteArmeFranceSaoudL’Union européenne est le plus important exportateur d’armes vers l’Arabie Saoudite. De tous les membres de l’Union, la France arrive au premier rang des exportations. En seconde position, loin derrière, vient l’Italie puis la Grande-Bretagne.
En octobre 2015, Manuel Valls se rend à Ryad pour signer des promesses de contrats et voici ce qu’il déclare devant un parterre de dignitaires saoudiens :

Avec l’Arabie Saoudite nous avançons en confiance, nous approfondissons une relation économique que nous tournons résolument vers l’avenir. Venez investir dans notre pays au cœur de l’Europe, c’est le moment, plus que jamais.

…or l’Arabie Saoudite est l’ennemie de Bachar el Assad…
La principale raison de cette hostilité est de nature économique : Bachar el Assad a mis sur pied un projet de pipe-line Iran – Irak – Syrie avec un débouché direct sur la Méditerranée qui redistribue totalement les cartes du marché du pétrole et du gaz. Voici ce qu’en dit Alain Juillet, chef d’entreprise et haut fonctionnaire chargé de missions pour le compte du Premier ministre et du ministère de la Défense :

L’Arabie Saoudite et le Qatar prennent très mal l’idée d’un pipeline qui pourrait aller depuis l’Iran jusqu’à la Méditerranée et qui pourrait donc concurrencer leurs livraisons de pétrole. Ils vont dire « mais dans le fond, le problème c’est Bachar. Bachar est en train de signer un accord qu’il ne devrait pas signer avec l’Iran, donc c’est un personnage extrêmement dangereux, donc il faut renverser Bachar ».

…donc la France est aussi l’ennemie de de Bachar el Assad
Et elle n’y va pas avec le dos de la cuillère. Voici par exemple ce que le ministre des affaires étrangères français déclarait en août 2012 lors d’un déplacement sur la frontière turque :

Les personnes que je viens de voir, qui sont des syriens d’un village qui a été bombardé juste de l’autre côté de la frontière. Ces témoignages sont absolument bouleversants, j’ai dit à mes interlocuteurs que quand on entend ça, et je suis conscient de la force que je suis en train de dire. Monsieur Bachar el-Assad ne méritait pas d’être sur la Terre.

L’Arabie Saoudite soutient l’extrémisme islamique…
Dans un article du 2 février 2015, le Figaro nous explique qu’un rapport de 28 pages publié en 2002 fait état de la participation de l’Arabie Saoudite dans l’organisation des attentats du 11 septembre. L’administration Bush a supprimé ces 28 pages du rapport final et les a classifiées en prétextant « des raisons de sécurité nationale ». En réalité, tout comme la France, les États-unis sont de grands amis de l’Arabie Saoudite, et ils le sont pour des raisons économiques et géostratégiques du même tonneau. Ils ne veulent surtout pas vexer leur précieuse alliée en exposant ses turpitudes à la face du monde.
Un ex-sénateur, Bob Graham, a eu ces 28 pages entre les mains. Voici ce qu’il en dit :

Ce rapport montre la participation directe du gouvernement saoudien dans le financement du 11 septembre. Nous savons au moins que plusieurs des 19 kamikazes ont reçu le soutien financier de plusieurs entités saoudiennes, y compris du gouvernement.

Par ailleurs, Pierre Conesa, ex haut-fonctionnaire du Quai d’Orsay et spécialiste de l’islam, explique comment de grosses sommes d’argent sortent des comptes de haut dignitaires du Golfe pour arriver jusqu’aux groupes djihadistes :

L’Arabie Saoudite est poreuse, en terme financier, parce que l’argent public et l’argent privé n’existent pas, la distinction n’existe pas. Quand il manque de l’argent dans la caisse publique, c’est le roi qui verse. Et quand il y en a trop, c’est lui qui ramasse. Et donc toutes les familles des 10 000 princes qui tournent autour, c’est exactement pareil. Et pourquoi c’est poreux ? Parce que si vous voulez, l’Arabie Saoudite, c’est une espèce de Disney World de l’islam, c’est-à-dire que tout est faux. Vous croyez que les gens sont religieux etc., en fait c’est une espèce de ghetto dans lequel il n’y a aucun cinéma, aucun théâtre. Et quand les Saoudiens sortent à l’étranger à ce moment-là ils s’éclatent, évidemment ils font tout ce qui est interdit là-bas. Et quand ils reviennent, comme ils se sentent coupables, ils achètent des indulgences. Et ces indulgences, ils ne disent pas “cet argent doit aller à al-Nosra” ou “il doit aller à Daesh”. Simplement cet argent va de fait vers ces groupes islamistes.

…donc la France soutient aussi l’extrémisme islamique
Dans un livre à paraître le 13 mai aux Éditions de l’Archipel, intitulé Dans les coulisses de la diplomatie française, de Sarkozy à Hollande, le journaliste Xavier Panon fait état de certaines déclarations du président Hollande en personne selon lesquelles la France a fourni des armes à des groupes rebelles syriens dès 2012 alors que l’Union européenne avait imposé un embargo sur les livraisons d’armes. Cette mesure d’embargo était motivée par le fait qu’en 2012, l’ASL (l’Armée Syrienne de Libération) s’était déjà fait noyauter par l’extrémisme islamique radical (noyautage dont l’Arabie Saoudite et le Qatar sont largement responsables puisque ces pays n’acceptaient de payer le salaire des combattants que s’ils leur fournissaient en échange des gages d’allégeance au salafisme, au jihadisme et à la charia). De ce fait, la notion de « rebelle modéré » est très rapidement devenue une pure fiction.
Lors de l’émission Secret d’info de Mathieu Aaron du 20 novembre 2015, Jacques Monin, chef des informations et directeur adjoint de la rédaction de France Inter, résume les choses ainsi :

L’ASL ne pesait rien. Ce qu’on appelle les rebelles, c’est une nébuleuse illisible. Certaines de ces armes sont donc effectivement passées dans les mains d’al-Nosra, le groupe proche d’al-Qaïda, et c’est ce qui fait dire à l’ex-patron du renseignement extérieur de la France, Alain Juillet, qu’on s’est planté sur toute la ligne.

Pierre Conesa est tout aussi critique sur la politique menée par la France vis-à-vis de la Syrie :

D’abord il y a eu un axe diplomatique qui a été dès le début extrêmement insistant sur le thème « notre ennemi c’est Assad ». À partir de ce moment-là, l’analyse de la crise a été monologique. Ça allait dans le sens de ce qu’avait décidé Fabius, et pas en fonction de ce qu’était la réalité du terrain. C’était « qu’est-ce que dit notre chef ? » et on va effectivement conforter ce que dit notre chef. C’est-à-dire « c’est Assad, il faut se battre contre Assad ». Et donc pour ne pas subventionner les groupes islamistes, c’était “on va subventionner l’ASL”. Mais c’est vrai que c’est une faillite terrible.

D’autre part, dans un article du 10 décembre 2014, le Figaro nous apprend que des Syriens dont certains proches ont été victimes de rebelles ont déposé une plainte contre le ministre des affaires étrangères français, Laurent Fabius. Ils lui reprochent d’avoir déclaré publiquement en août 2012 : « Bachar el-Assad ne mérite pas d’être sur la Terre » et en décembre 2012 : « le Front al-Nosra fait du bon boulot ». Cette dernière déclaration est pour le moins ahurissante quand on la rapproche de la définition qu’en donne Jacques Monin un peu plus haut : « al-Nosra, le groupe proche d’al-Qaïda ».
Évidemment, après les attentats de novembre dernier, le gouvernement français a été un peu obligé de revoir sa copie. Aujourd’hui, François Hollande déclare que son ennemi N°1, c’est le terrorisme et non plus Bachat el Assad. Question : sans les 130 morts du Bataclan, la France soutiendrait-elle toujours le terrorisme d’al-Nosra ?


PS1 : Si vous êtes un peu largué dans l’affaire syrienne, il existe un excellent documentaire passé sur France 2 le 18 février dernier, dont le titre est « Syrie : le grand aveuglement » et qu’on peut voir sur Youtube à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=Kh8FnLJFTMA. Il dure 1h25 mais ce n’est pas du temps perdu. Généralement, l’info « officielle » de France 2 est plutôt douteuse mais dans ce cas précis, les journalistes de l’émission « Un œil sur la Planète » ont fait un excellent travail. Ils expliquent pourquoi Bachar el Assad a été diabolisé à ce point, quels sont les véritables enjeux (acheminement du gaz, pan-sunnisme des monarchies du Golfe…), pourquoi les réactions de la diplomatie française ont été aussi irrationnelles, aussi chaotiques et sous la pression de quels événements elle a fini par changer son fusil d’épaule.

PS2 : Un petit tweet de Manuel Valls pour le fun :
tweet-valls-arabie-saoudite-d1d5d
PS3 : On vient d’apprendre que François Hollande a remis, vendredi 4 mars, la Légion d’honneur au prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed Ben Nayef, également ministre de l’intérieur et qu’il l’a reçu à l’Elysée. Voir l’article du Monde.
Ajout 11/03/16 : voir aussi, sur le même sujet, l’article de l’Obs Prince saoudien décoré : le cynisme du quai d’Orsay dévoilé (avec une vidéo du Petit Journal qui est assez drôle)

D’où vient la dette grecque ?

Les Grecs ont la réputation de ne pas être de gros travailleurs. Le 8 juillet dernier au journal de 20 heures de TF1, Nicolas Sarkozy déclarait : « Le problème c’est qu’on ne travaille pas assez en Grèce ». Est-ce exact ? Et peut-on dire que c’est à l’origine des problèmes de la Grèce ?

Absolument pas. L’affirmation de Sarkozy est un mensonge grossier. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer le nombre d’heures de travail hebdomadaires en Grèce avec le nombre d’heures de travail hebdomadaires dans les autres pays d’Europe : avec ses 42 heures, la Grèce arrive largement en tête. Les Grecs travaillent en moyenne 4,64 heures de plus que les Français, 6,74 heures de plus que les Allemands et presque 12 heures de plus que les Néerlandais. Toute cette rhétorique xénophobe qui tente de faire passer les Grecs pour des feignants n’a qu’un seul but : justifier la politique brutale et humiliante des institutions européennes à l’égard de la Grèce.

EurostatHebdo

D’où viennent les chiffres ? Sont-ils fiables ?

Ces chiffres sont la moyenne de chaque trimestre entre le premier trimestre 2013 et le premier trimestre 2015 (inclus). Ce sont des données officielles publiées par Eurostat et chacun peut les vérifier sur leur site. Rappelons qu’Eurostat est un organisme qui dépend directement de la Commission européenne et qui est chargé de l’information statistique à l’échelle communautaire. Vu la position actuelle de la Commission européenne vis-à-vis de la Grèce, on ne voit pas très bien l’intérêt qu’elle aurait à faire passer les Grecs pour les plus gros travailleurs d’Europe si ce n’était pas vrai.

On a pu cependant lire dans la presse que le régime de retraite grec permettait aux travailleurs grecs de s’arrêter à 53 ans.

Cette histoire est très bizarre et très représentative du genre de rumeurs infondées qui courent sur la Grèce. Tout part d’une dépêche indiquant que dans une interview accordée au Financial Times le ministre grec des affaires sociales, Andreas Loverdos, aurait déclaré que l’âge moyen de la retraite en Grèce allait passer de 53 ans à 67 ans. Du coup tous les Français se sont exclamés : « Pas étonnant qu’ils soient en faillite, ces feignants qui partent en retraite sept ans avant nous ! » Cette prétendue information a été reprise par le Monde (deux fois), par l’Express, par le Figaro et par l’agence Reuters mais personne n’a pris la peine de la vérifier. Elle est pourtant tout à fait invraisemblable : comment imaginer qu’un gouvernement puisse imposer du jour au lendemain 14 années de travail supplémentaire à sa population sans que le pays tout entier se retrouve dans la rue ? Non seulement elle est invraisemblable, mais elle est complètement fausse. On trouve les vrais chiffres de 2009 sur le site de l’Observatoire des retraites : 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes avec un alignement à 65 ans pour les assurées nées après 1992. Récemment, le gouvernement Tsipras a fait passer l’âge du départ à la retraite de 65 à 67 ans ou à un minimum de 40 ans de travail et et s’est engagé à l’augmenter graduellement d’ici à 2022. Les travailleurs qui auraient cumulé 40 ans de travail ne peuvent pas prendre leur retraite avant l’âge de 62 ans. En réalité le régime de retraite grec est plus dur que le nôtre.

Peut-on malgré tout identifier des problèmes spécifiques à la Grèce qui ne relèveraient pas d’une dépêche erronée ou d’un discours xénophobe comme celui de Sarkozy ?

Oui, il y a depuis longtemps un problème de collecte de l’impôt, essentiellement auprès des professions libérales et indépendantes. Les salariés, eux, ne peuvent pas tricher puisque leur impôt est prélevé à la source. De plus, les finances publiques de la Grèce ont été très mal gérées pendant de longues périodes. Pour commencer, sous la dictature des Colonels, entre 1967 et 1974, la dette de la Grèce a été multipliée par 4. Ensuite, la Constitution de 1975 et toute une série de lois ont permis à l’oligarchie financière de bénéficier d’un nombre considérable d’abattements fiscaux. Les principales fortunes grecques ont pu placer plus de 600 milliards d’euros en Suisse sans payer le moindre impôt. L’Église orthodoxe, qui est principal propriétaire foncier du pays, a été quasiment épargnée par le fisc. Par ailleurs, les dépenses d’armement sont totalement déraisonnables puisque si on rapporte le budget militaire à la richesse nationale, la Grèce arrive en tête des pays européens. Si on ajoute à cela que le budget initial des Jeux olympiques de 2004 a été multiplié par 20 et que l’opération s’est soldée par une perte de 40 milliards d’euros, on comprend que la Grèce se soit retrouvée avec un déficit énorme.

Est-ce ce déficit qui explique la crise grecque actuelle ?

En fait non. Lorsque la crise a démarré en automne 2009, la dette publique de la Grèce était d’environ 300 milliards d’euros, soit 113% de son PIB. Ce n’était pas tellement plus que la dette publique des États-Unis qui représentait 92% du PIB et c’était beaucoup moins que l’Italie qui en était à 127% du PIB – sans parler du Japon dont la dette avoisinait les 200% du PIB. Le déficit grec, quant à lui, était de 12,7% tandis qu’à la même période celui de l’Irlande était de 14% et celui du Royaume-Uni de 12%. Les mauvais chiffres du déficit et de la dette publique ne suffisent donc pas à expliquer la crise grecque. Les prétendues tares nationales des Grecs dont la presse est si friande n’offrent pas non plus une explication satisfaisante. Si une crise de la même ampleur avait frappé l’Italie et non la Grèce, il n’aurait pas manqué de commentateurs éclairés pour gloser après coup sur les défauts intrinsèques des Italiens, de leur paresse à leur corruption en passant par leurs liens douteux avec la maffia, etc.

Dans ces conditions, comment expliquer la crise grecque ?

C’est une sombre histoire de maquillage des comptes publics qui a tout déclenché. En 2001 la banque Goldman Sachs a proposé à la Grèce, qui cherchait à tout prix à remplir les critères de Maastricht, d’échanger de la dette grecque à un taux de change fictif afin de réduire de 2% son endettement. Un article de La Tribune révèle que Goldman Sachs a gagné 600 millions d’euros dans cette opération frauduleuse. L’ironie de l’histoire est qu’en 2001, le vice-président de Goldman Sachs était Mario Draghi en personne, l’actuel président de la Banque centrale européenne, celui-là même dont la signature est sur tous les billets européens.
Huit ans plus tard, en octobre 2009, les socialistes reviennent au pouvoir et, à la surprise générale, le nouveau Premier ministre Giórgos Papandréou révèle que le véritable montant du déficit grec annoncé à 6% est en réalité de 12,7%. Cette annonce sème le doute sur la solidité de l’économie grecque. Ce doute a été une véritable aubaine pour les spéculateurs qui ont massivement parié sur l’effondrement de l’économie grecque à partir de 2009.

De quels spéculateurs s’agit-il ?

De tous les acteurs du marché qui détenaient de la dette grecque, essentiellement des banques, des fonds de pension et ces fameux hedge funds, ces fonds de gestion spéculatifs qui sont à l’affût de la moindre occasion pour gagner de l’argent. On peut citer entre autres Bridgewater Associates, JPMorgan AM, Paulson & Co, D.E. Shaw, Brevan Howard AM, etc. Sans oublier la Goldman Sachs qui aura gagné de l’argent à la fois en aidant la Grèce à maquiller ses comptes et en jouant contre les emprunts grecs. Goldman Sachs n’a jamais hésité à parier contre ses propres clients.

Que signifie exactement « parier sur l’effondrement de l’économie grecque » ou « jouer contre les emprunts grecs » ?

Au départ, il s’agissait de simples ventes à découvert. Le mécanisme est le suivant : le 1er juin, je vends des action de la société XYZ à 100€ l’action et je dois les livrer le 8 juin. Le 1er juin, je ne les possède pas encore. Je les vends d’avance. Je compte les acheter juste avant de les livrer. L’acheteur les achète à l’avance parce qu’il pense qu’elles vont monter, mais mon pari à moi en tant que vendeur est que le cours de l’action va baisser. Le 8 juin, j’achète ces actions qui sont effectivement tombées à 90€ et je les livre dans la foulée. Au final, j’aurai touché 100€ pour des actions que j’aurai achetées 90€. J’aurai donc gagné 10€ par action. Si l’action avait monté, j’aurais perdu de l’argent, par conséquent j’ai intérêt à ce que l’action baisse. J’ai intérêt à ce que la société XYZ aille mal, ou au minimum soit perçue par le marché comme allant mal. Le monde financier étant ce qu’il est, j’ai intérêt à ce que des rumeurs calomnieuses se répandent, quitte à les propager ou à les amplifier moi-même. C’est ce qui s’est passé avec la dette grecque.
La situation a empiré lorsque la dette grecque a commencé à s’acheter et à se vendre sur les marchés sous forme de CDS nus. CDS signifie Credit Default Swap, en français « dérivé sur événement de crédit ». C’est un produit financier où l’acheteur paie non seulement un intérêt mais aussi une sorte de prime d’assurance qui oblige le vendeur à racheter l’actif au prix initial s’il tombe au-dessous d’un certain cours. Dans « CDS nu », le mot « nu » signifie qu’il s’agit d’une vente à découvert. Dans le jargon des spéculateurs, vendre un produit qu’on ne possède pas s’appelle « prendre une position nue ». Évidemment, plus la Grèce va mal, plus le risque qu’elle n’arrive pas à rembourser ses dettes augmente, plus les intérêts et la prime d’assurance sont élevés. Et l’inverse est vrai aussi : plus la prime d’assurance augmente, plus le risque de défaut de paiement est perçu par le marché comme important. Il y a donc une corrélation directe dans les deux sens entre la mauvaise santé de la Grèce et la valeur des CDS sur la dette grecque. Ce type de spéculation est désastreux pour l’économie d’un pays qui se trouve rapidement pris dans une spirale infernale. Plus le pays va mal, plus son financement sur les marchés lui coûte cher et plus son financement sur les marchés lui coûte cher, plus il va mal. Au pire moment de la crise, le 20 février 2012, le taux à 10 ans pour la dette souveraine allemande était de 1,961% tandis que le taux à 10 ans pour la dette grecque était de 33,837%. Cet écart faramineux parle de lui-même.

On a pu lire dans la presse que l’Europe interdisait les positions nues sur les CDS. Est-ce exact ?

Oui, l’Union européenne a pondu un texte dans ce sens en octobre 2011. A priori ce serait plutôt une bonne nouvelle, mais à deux réserves près.
La première réserve est que ce texte est arrivé trop tard pour la Grèce, le mal était déjà fait. Elle a connu 25 trimestres de récession consécutifs entre début 2008 et fin 2014. En 6 ans son PIB a chuté de 25%. Aujourd’hui, le taux de chômage de la population active dépasse les 26 %, dont 60% pour les moins de 25 ans en recherche d’emploi. C’est pire qu’USA pendant la crise de 1929. Des dizaines de milliers de fonctionnaires ont été licenciés. Le salaire moyen a chuté de 33% dans les entreprises privées. La demande intérieure a chuté de 30%. Le salaire minimum a diminué de 22 % pour les plus de 25 ans et de 32 % pour les moins de 25 ans. Les retraites ont diminué en moyenne de 25 %. Les allocations sociales ont fondu. Des coupes claires ont été pratiquée dans les services publics, notamment dans la santé dont le budget a été amputé de 40 %. Les Grecs ont dû créer des hôpitaux de rue gratuits pour la population puisse recevoir un minimum de soins. Une étude de l’Université d’Économie d’Athènes datant de janvier 2014 révèle que 44,3% des grecs vivent actuellement sous le seuil de pauvreté et qu’entre 2009 et 2014, le pourcentage de Grecs vivant sous le seuil de l’extrême pauvreté est passé de 2% à 14%. Pourtant la Grèce a fait de profondes réformes et elle est aujourd’hui en excédent primaire, c’est-à-dire que si l’on ne tient pas compte des intérêts de la dette publique, les recettes de l’État grec sont légèrement supérieures à ses dépenses. La Grèce est dans la tourmente parce qu’elle plombée par une dette consécutives à toutes ces années où la spéculation a fait s’envoler les taux d’intérêts et les primes de crédit. Il y a donc une réflexion de fond à mener sur la politique d’austérité imposée par la Troïka et, plus généralement, sur un système financier qui provoque des sorties de route aussi catastrophiques.
La deuxième réserve qu’on peut avoir sur le texte de l’Union européenne interdisant les positions nues sur les CDS est que ce texte a surtout une valeur symbolique. En octobre 2011, la pompe à phynances qui permettait de transférer de l’argent des poches de la population grecque dans celle des banques d’investissement et des fonds spéculatifs commençait à devenir un peu voyante. Il devenait urgent pour l’Union européenne de se racheter une vertu. Mais comme sur le fond elle roule pour les banques et les fonds spéculatifs, elle a pondu un texte assorti de tous les éléments permettant de le contourner. Paul Jorion explique cela très bien sur son blog : « Les pays signataires auront le droit de suspendre la mesure durant plusieurs années sur leur territoire s’ils jugent que le marché de leur dette publique aurait à en souffrir. Aussi, les positions « nues » seront autorisées si l’intervenant est exposé par ailleurs à un risque « corrélé » à celui de la dette publique au sujet de laquelle il contracte un CDS ». Ce concept de « corrélation » est si vague que les spéculateurs auront beau jeu de trouver un moyen ou un autre de démontrer qu’ils sont parfaitement dans leur droit en utilisant des CDS nus sur l’effondrement d’un État : il leur suffira d’établir que l’effondrement de cet État représente un risque pour des positions qu’ils ont prises par ailleurs. En d’autres termes, j’ai parfaitement le droit d’utiliser des CDS nus contre la Grèce puisque je possède de la dette portugaise et que la chute de la Grèce me fait courir un risque sur ma dette portugaise. Il y a donc bien « corrélation ». Question : dans le monde d’aujourd’hui, qu’est-ce qui n’est pas « corrélé » avec le reste ?

Que penser de l’attitude d’un grand nombre d’Allemands qui refusent de « payer pour la Grèce » ?

Ces Allemands semblent avoir du mal à comprendre que les aides européennes ne retournent pas dans la poche des Grecs. Ils servent à rembourser des créanciers qui ont lourdement spéculé sur la dette grecque et pratiqué des taux prohibitifs. Il est normal de payer ses dettes, mais est-il normal de payer des intérêts démesurément démultipliés par la spéculation ? Est-il normal qu’un pays tout entier soit utilisé comme une machine à sous et saigné à blanc par les banques d’investissement, les fonds spéculatifs et les fonds de pension ? Est-ce qu’on ne devrait pas y réfléchir avant que ça nous tombe dessus ?