Antisémitisme : un exemple d’inflation / dévaluation des mots

Le journal télévisé d’Arte, chaîne convenable s’il en est, nous tient au courant jour après jour du nombre d’actes antisémites que lui communique le ministère de l’Intérieur. Ce décompte n’est pas sans rappeler le décompte macabre du nombre de morts de la grande époque du Covid. Les deux ont en commun de désincarner la réalité en la réduisant à une statistique douteuse amalgamant des données hétéroclites. À l’époque, le décompte des morts du Covid mélangeait allègrement les morts du Covid et les morts ayant le Covid ; aujourd’hui, le décompte du nombre d’actes antisémites mélange les infractions relevant de la haine raciale, les protestations contre la politique d’Israël et les manifestations de soutien au peuple palestinien. Sur le fond, ces deux décomptes ont le même but : manipuler l’opinion publique. Dans le cas du Covid, il s’agissait de la persuader qu’on était face à une pandémie apocalyptique qui justifiait les restrictions de liberté et l’achat d’un nombre colossal de doses de vaccins ; dans le cas des actes antisémites, il s’agit de diffuser dans la population la propagande de Netanyahu inspirée de celle de George Bush, à savoir qu’Israël est l’axe du Bien et la Palestine l’axe du Mal. Les deux stratégies sont si proches qu’on en finirait presque par se demander si McKinsey ne serait pas là aussi à la manœuvre.

Comme de bien entendu, toute la presse emboîte le pas. En voici quelques exemples :

Le 9 octobre, le Courrier picard écrit ceci : « Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a affirmé, lundi 9 octobre 2023, qu’une vingtaine d’« actes antisémites » avaient été relevés en France depuis l’attaque samedi d’Israël par le Hamas, allant de « propos menaçants » contre les juifs et Israël au déploiement de banderoles de soutien aux Palestiniens ». Nous sommes au tout début de cette campagne de relevé quotidien du nombre d’actes antisémites, ce qui explique sans doute pourquoi le Courrier picard vend la mèche avec autant de candeur : le « déploiement de banderoles de soutien aux Palestiniens », nous révèle-t-il innocemment, est comptabilisé comme un « acte antisémite ».

Le 12 octobre, le journal Le Point écrit ceci : « Depuis samedi 7 octobre, 101 faits antisémites en France ont été recensés et 41 interpellations ont eu lieu, a annoncé le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin ». Il semble que dès le 12 octobre la leçon soit apprise : aucun détail n’est donné sur la nature de ces « faits antisémites ».

Le 14 octobre, on peut lire ceci sur le site d’Europe1 : « Lors d’une conférence de presse, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a affirmé que « 189 actes antisémites » ont été recensés sur le territoire français depuis l’attaque du Hamas en Israël, le 7 octobre dernier. 65 interpellations en lien avec des actes de cette nature ont également eu lieu ». La nature des « actes antisémites » en question n’est pas précisée.

Le 26 octobre, le site de TF1 nous apprend que selon le ministre de l’Intérieur, « les « évènements ou incidents antisémites » avaient encore augmenté depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, grimpant désormais à 719 ». La nature de ces « évènements ou incidents antisémites » n’est toujours pas précisée mais TF1 nous informe que Gérald Darmanin y voit « une sorte de libération de la parole haineuse ».

Apparemment, le phénomène dépasse largement le cadre de la France car le 5 novembre, le journal Le Point publie un article intitulé « Actes antisémites : « les Juifs d’Europe vivent dans la peur », déclare la Commission européenne ». On ne peut s’empêcher d’avoir une pensée émue pour le célèbre « La France a peur » du regretté Roger Gicquel. Voici les premières phrases de l’article : « La Commission européenne a condamné ce dimanche la « résurgence » d’actes antisémites depuis le déclenchement de la guerre Hamas-Israël. Agressions, tags antisémites, manifestations, profanations… « La recrudescence des incidents antisémites à travers l’Europe ces derniers jours atteint des niveaux exceptionnellement élevés, rappelant certaines des périodes les plus sombres de l’Histoire », a indiqué l’exécutif européen dans un communiqué ». L’expression archi-rebattue « les périodes les plus sombres de l’Histoire » établit clairement un parallèle avec la période nazie. Or non seulement la comparaison est contestable, mais elle est aussi passablement obscène. En effet, l’antisémitisme dans l’Allemagne des années trente n’était pas (ou en tout cas pas uniquement) une hostilité de la population envers les Juifs, mais une idéologie de dénigrement et de persécution appliquée méthodiquement par l’État allemand qui considérait ouvertement la « race juive » comme de la « vermine » et avait mis en place un système d’exclusion très élaboré. Dès 1933, les nazis ont organisé un boycott général des commerces, des cabinets d’avocats et des médecins juifs. Après le vote des lois de Nuremberg en 1935, les Juifs ont été déchus de la nationalité allemande, ont perdu le droit de vote et ont été exclus de tous les emplois publics. Les unions « exogamiques » et toutes relations sexuelles entre Juifs et non Juifs, « génératrices de souillure » ont été interdites. Une loi du 26 mars 1938 a obligé tous les Juifs du Reich à déclarer la totalité de leur fortune aux autorités et permis à Goering de disposer des biens déclarés « conformément aux besoins de l’économie allemande », ce dont il ne s’est pas privé. Les boutiquiers et les artisans ont reçu l’ordre de cesser toute activité commerciale avant le 1er janvier 1939. Dès 1938, mille cinq cents Juifs se sont retrouvés internés dans des camps de concentration. Des synagogues ont été dynamitées. Le tamponnage de la lettre J sur les pièces d’identité a été imposé. Et de nombreuses vexations et humiliations pourraient être ajoutées à cette liste : interdiction de s’asseoir sur les bancs publics, d’aller à la piscine, etc. Et comme chacun sait, ou devrait savoir, toute cette persécution s’est terminé dans les chambres à gaz des camps d’extermination. Voilà pourquoi le cliché des « heures sombres de notre histoire » a le dos un peu trop large. Un journaliste un peu plus sérieux que le plumitif du Point aurait évité de l’utiliser comme on éructe un gros point Godwin bien chaud et bien fumant dans un troquet après avoir bu un verre de trop.

Le même jour, le 5 novembre, le journal Le Monde publie ceci : « Pas moins de 1 040 « actes antisémites » ont été recensés en France depuis l’attaque terroriste du Hamas contre Israël, le 7 octobre, a annoncé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, sur France 2, dimanche 5 novembre. » Dans la suite de l’article on peut lire : « Depuis les consignes de fermeté délivrées par le ministre de l’intérieur, chaque signalement fait l’objet d’une « prise en compte » par les forces de l’ordre : interventions systématiques, procès-verbaux de constatations, investigations techniques. Parfois pour de simples vérifications. Ou en pure perte. Face à la multiplication des signalements, les rapports adressés quotidiennement à la hiérarchie policière mentionnent d’ailleurs des « incidents liés au contexte israélo-palestinien » plutôt que des actes antisémites, certains faits se révélant illisibles ». De ce paragraphe, on peut déduire trois choses :

1. Le ministre de l’intérieur a donné des consignes de fermeté concernant les actes antisémites.

2. Ces actes qualifiés d’antisémites se sont multipliés depuis le massacre du Hamas du 7 octobre.

3. Ce sont plutôt des « incidents liés au contexte israélo-palestinien » que des actes antisémites, et certains faits se révèlent « illisibles », autrement dit impossible à qualifier comme étant véritablement caractéristiques d’une infraction aux lois sur l’antisémitisme.

Quelques réflexions sur ces trois points :

D’un point de vue géopolitique, les consignes de fermeté concernant les actes antisémites peuvent être analysées comme un soutien de la position israélienne, car contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Macron, il y a clairement en France un double standard. Si chaque signalement antisémite « fait l’objet d’une prise en compte par les forces de l’ordre », inversement les actes anti-palestiniens ne font l’objet d’aucune « consigne de fermeté » ni d’aucune « prise en compte systématique ». Le soutien de la position palestinienne est même considéré comme relevant de l’apologie du terrorisme. En témoigne l’interdiction des manifestations pro-palestiniennes. On a même vu le président de l’Union Juive Française pour la Paix, Jean-Claude Meyer, ainsi que d’autres manifestants pro-palestiniens se faire arrêter le 13 octobre à Strasbourg dans une manifestation qui dénonçait les crimes d’Israël. L’Union Juive Française pour la Paix se définit comme un collectif de « voix juives laïques et progressistes (…) partie prenante des combats contre tous les racismes et toutes les discriminations ». Pour le dire brièvement, ce sont de Juifs éminemment respectables qui ont compris ce que tout être humain de bon sens et de bonne volonté devrait comprendre instinctivement, à savoir qu’aucune paix ne saurait advenir si les aspirations à la justice et à la dignité des Palestiniens sont foulées aux pieds. La politique sécuritaire française aboutit donc à cette situation ubuesque où le président juif d’une association juive se fait arrêter dans le cadre d’une campagne de répression contre l’antisémitisme.

Enfin le simple fait que ces actes qualifiés d’antisémitisme « illisible » soient dans une certaine proportion, comme le précise l’article du Monde, des « incidents liés au contexte israélo-palestinien plutôt que des actes antisémites » devrait attirer l’attention sur la confusion savamment entretenue par le gouvernement entre la haine des Juifs en tant que Juifs, qui est un positionnement abject et illégal, et la critique d’un État colonialiste et raciste qui, elle, est parfaitement acceptable et légitime.

Cette confusion n’est pas récente. L’un des premiers intellectuels à l’avoir introduite est le philosophe Vladimir Jankélévitch qui a déclaré au début des années 70 :

« L’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission – et même le droit, et même le devoir – d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. »

Par la suite, d’autres intellectuels se sont engouffrés dans la brèche. Aujourd’hui encore, et peut-être plus que jamais tant la modernité tend à remplacer la raison par le gourdin et l’argumentation par le lynchage, la très lourde charge symbolique et émotionnelle du mot « antisémitisme » complique considérablement la tâche de quiconque tente de promouvoir cette position équilibrée où on peut parfaitement exprimer une opposition radicale et argumentée au projet sioniste sans pour autant être un extrémiste d’extrême droite ni un salaud qui propage la haine des Juifs. Cette charge symbolique et émotionnelle pèse si lourd dans le débat public qu’il faut rappeler le contexte historique où elle s’est constituée.

L’histoire des Juifs a été marquée par un certain nombre d’événements violents, mais le plus violent de tous est la terrible persécution et l’extermination massive des Juifs en Allemagne pendant la période nazie. Ni leur expulsion hors d’Espagne l’année même où Christophe Colomb découvrait l’Amérique ni les pogroms qui se sont déchaînés en Russie à la fin du XIXe siècle ne peuvent être comparé à l’extermination nazie. Une minorité de négationnistes a beau collectionner les objections sur tel ou tel point de détail en espérant brosser un tableau d’ensemble qui accréditerait l’idée d’une falsification ou d’une exagération, ils n’arrivent à aucun résultat. Les faits sont bien établis et bien documentés. On peut retrouver dans les archives jusqu’au nom des victimes, la date de leur arrivée dans tel ou tel camp et même, le cas échéant, la date de leur exécution. Même si elles ne contrevenaient pas à la loi, aucun esprit sensé ne pourrait prendre au sérieux les thèses négationnistes.

D’un côté un tel déferlement de sauvagerie ne peut pas s’évaporer spontanément car toute violence appelle une violence en retour, mais d’un autre côté, la violence en retour doit impérativement être contenue, car si le massacre nazi devait donner lieu à une vengeance à la mesure de son énormité, la société ne s’en relèverait pas. Si elle laissait le champ libre à une violence réciproque proportionnelle à la violence initiale, elle volerait en éclats. C’est ce qui explique qu’elle tente, immédiatement après la guerre, d’allumer des contre-feux. La première réponse est un procès et la seconde est « l’implantation d’un foyer juif en Palestine », pour reprendre les termes de la déclaration Balfour de 1917. Les événements actuels démontrent sans équivoque à quel point la seconde solution était une concession catastrophique. En ce qui concerne le procès, un accord est conclu le 8 août 1945, l’Accord de Londres, dans le but de créer un Tribunal militaire international. Il aboutira à la tenue du fameux procès de Nuremberg.

On ne peut pas dire que l’issue de ce procès ait été à la hauteur de l’ampleur du massacre. Seuls 24 des principaux responsables du Troisième Reich sont jugés. La moitié d’entre eux sont condamnés à mort par pendaison, quelques autres écopent de peines de prison et trois sont acquittés. Non seulement, rapporté aux millions de morts de la solution finale, ce maigre résultat ne fait pas le poids, mais le statut même du tribunal pose problème. Quel est le rôle exact de ce tribunal militaire ? Est-il de rendre la justice ou de continuer la guerre ? Voici comment le procureur général américain répond à cette question le 26 juillet 1946 :

« L’Allemagne s’est rendue sans condition, mais aucun traité de paix n’a été signé ou décidé. Les Alliés sont encore techniquement en état de guerre contre l’Allemagne quoique les institutions politiques et militaires de l’ennemi aient disparu. En tant que tribunal militaire, nous poursuivons l’effort de guerre des Nations Alliées. » (Procès de Nuremberg – Source TMI, vol. 19, P. 415)

Tout se passe donc comme si la société, en constituant un faux tribunal qui de l’aveu même du procureur s’avère être une prolongation de la guerre, était incapable d’apporter une réponse judiciaire adaptée à un massacre trop gros pour elle. Si la justice veut avoir le dernier mot de la vengeance, elle doit être en mesure d’infliger une peine proportionnée à la faute. En l’occurrence, l’ordre judiciaire est débordé par l’énormité et par l’atrocité du crime. C’est en grande partie dans ce débordement, dans l’écart entre l’ampleur du crime (que les Alliés n’auront par ailleurs pas fait grand-chose pour empêcher) et la faiblesse de la réponse après coup, que s’enracine la lourde charge symbolique et émotionnelle du mot « antisémitisme » dont il a été question plus haut. Et c’est précisément cette charge symbolique et émotionnelle que le gouvernement actuel, Gérald Darmanin en tête, instrumentalise d’une manière parfaitement cynique à des fins politiciennes. Elle lui permet de sous-entendre, sans même avoir à le dire explicitement, que le simple fait de critiquer la politique d’Israël ou de s’émouvoir du sort des Palestiniens (rappelons-nous le « déploiement de banderoles de soutien aux Palestiniens » du Courrier picard) équivaut à se ranger du côté de l’horreur des crimes nazis.

Si l’effet primaire à court terme de la propagande des promoteurs de cette politique cynique est clair, en revanche l’effet secondaire à long terme que ces apprentis sorciers ne parviennent pas à saisir (ou dont ils se moquent peut-être comme de l’an quarante), c’est le tort considérable qu’elle fait à la cause et à la mémoire juives elles-mêmes. Les décennies passent, le souvenir des crimes nazis s’estompe et tout ce qui donnait son poids initial au mot « antisémitisme » commence à se perdre dans la nuit des temps. Si pour un bénéfice immédiat et limité les gouvernements européens utilisent comme une arme rhétorique l’horreur sacrée du mot « antisémitisme » constituée historiquement, s’ils en usent et en abusent inconsidérément pour faire adhérer la populace à leurs intérêts et à leurs alliances du moment, alors ils finiront par l’affadir, par l’émasculer, par en émousser le tranchant et par le vider de sa puissance. C’est un peu la logique de Pierre et le loup : Pierre a tellement crié au loup pour rien que lorsque le loup se présente vraiment, plus personne ne le croit. Il a vidé le cri « au loup ! » de tout son contenu. De la même façon, les politiciens qui crient à l’antisémitisme à la moindre critique de l’État d’Israël ou à la moindre manifestation de sympathie pour les Palestiniens préparent l’avènement d’une nouvelle génération favorables à l’antisémitisme. Pour eux, le nazisme évoquera un moyen-âge obscur, très lointain, voire quasi mythique, et le mot « antisémitisme », vidé sa charge émotionnelle historique par son instrumentalisation abusive, renverra uniquement à la contestation du gouvernement d’extrême droite d’un pays colonialiste et raciste. On leur aura tellement répété sur tous les tons que la critique de la politique Israël relevait de l’antisémitisme que les deux concepts se seront fondus l’un dans l’autre. Le sème de haine de l’autre pour ce qu’il est aura fini par se résorber. Le phare allumé dans les chambres à gaz aura cédé sous les coups de boutoir de la démagogie. L’amalgame indéfiniment répété entre haine de l’autre et critique de l’apartheid l’aura transformé en un tas de gravats. À ce moment-là, on pourra dire que les gouvernants cyniques qui chantaient les louanges du « devoir de mémoire » avec beaucoup d’hypocrisie auront éventré comme une vulgaire piñata la mémoire sacrée qu’ils prétendaient défendre. Ils auront jeté aux oubliettes les leçons de l’Histoire et de ses fameuses heures sombres dont ils auront surabondamment épicé leurs salades au nom d’intérêts géopolitiques, financiers ou industriels. Voire tout simplement au profit de leur carrière personnelle.

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