Speenhamland, 1795

La loi de Speenhamland
Analysant la naissance du capitalisme en Grande-Bretagne à l’époque de la Révolution industrielle, Polanyi constate que le marché de la terre et celui de la monnaie furent mis en place avant le marché du travail. Pour lui, c’est essentiellement parce que « la création d’un tel marché, en particulier dans la civilisation rurale de l’Angleterre, n’exigeait rien de moins que la destruction massive de l’édifice traditionnel de la société ». Dans le processus d’émergence du marché du travail, la loi de Speenhamland « occupe une position stratégique ».
La loi de Speenhamland était un « système de secours » (allowance system) adopté en 1795 et aboli en 1834. Bien qu’on utilise le terme de « loi », ce n’était qu’une mesure d’urgence officieuse. Elle a été appliquée mais elle n’a jamais été votée. Il s’agissait d’ « accorder des compléments de salaires (subsidiaries in aid of wages) conformément à un barème indexé sur le prix du pain, si bien qu’un revenu minimum devait être assuré aux pauvres (1) indépendamment de leurs gains ». C’est donc un système qui rappelle un peu les dispositifs actuels de l’allocation de chômage et du RSA. L’analyse qu’en fait Polanyi est subtile et paradoxale. Elle en montre à la fois les avantages et les effets pervers.
À un premier niveau, « l’innovation sociale et économique dont il [le barème de Speenhamland] était porteur n’était rien de moins que le « droit de vivre » », ce qui semble tout à l’avantage des bénéficiaires de ce système d’allocation. Mais, ajoute Polanyi, « le droit de vivre était un piège ». Essayons de comprendre pourquoi.

Deux courants antagonistes
Le capitalisme n’est pas né en 1834, au moment de l’abolition de la loi de Speenhamland mais bien avant. Il a fait ses premiers pas sous le régime de Speenhamland, lequel trahissait la résistance inconsciente de la société de la fin du XVIIIe siècle « à tout ce qui cherchait à faire d’elle un simple appendice du marché ». Polanyi qualifie Speenhamland de « tentative faite pour créer un ordre capitaliste dépourvu de marché du travail ». La période correspondant aux tout débuts du capitalisme voit donc s’affronter deux courants antagonistes que Polanyi décrit ainsi :

Sous Speenhamland, la société était déchirée par deux influences opposées ; l’une émanait du paternalisme et protégeait le travail contre les dangers du système de marché, l’autre organisait les éléments de la production, terre comprise, en un système de marché, dépouillait ainsi le petit peuple de son ancien statut, et le contraignait à gagner sa vie en mettant son travail en vente.

Les effets pervers de Speenhamland
La loi de Speenhamland représente l’influence « paternaliste ». Elle semble a priori être du bon côté du manche puisqu’elle censée protéger les pauvres de la misère. Elle a cependant des effets pervers :

1. Elle induit une baisse de la productivité qui tire les salaires vers le bas :

Selon la loi de Speenhamland, un homme était secouru même s’il avait un emploi, tant que son salaire était inférieur au revenu familial que lui accordait le barème. Aucun travailleur n’avait donc d’intérêt matériel à satisfaire son employeur, son revenu étant le même quelque fût le salaire gagné […]. En l’espace de quelques années, la productivité du travail se mit à baisser au niveau de celle des indigents, ce qui fournit aux employeurs une raison supplémentaire pour ne par augmenter les salaires au-delà de ce que fixait le barème.

2. Cette baisse de salaire provoque une paupérisation du tiers-état anglais :

À la longue, le résultat fut affreux. S’il fallut un certain temps pour que l’homme du commun perdît tout amour propre au point de préférer à un salaire le secours aux indigents, son salaire subventionné sur les fonds publics, était voué à tomber si bas qu’il devait en être réduit à vivre on the rates, aux frais du contribuable. Les gens de la campagne se paupérisèrent peu à peu ; l’adage disait vrai : « Un jour on the rates, toujours on the rates ». Sans l’effet prolongé du systèmes des allocations, on ne saurait expliquer la dégradation humaine et sociale des débuts du capitalisme.

3. En empêchant « efficacement la création d’un marché concurrentiel du travail », elle constitue un obstacle à « l’apparition d’une classe ouvrière ». Dépourvus de toute conscience de classe, les travailleurs ne sont donc pas en mesure de créer des syndicats ou de s’organiser de quelque manière que ce soit.

L’abolition de Speenhamland
Polanyi résume la situation ainsi :

Speenhamland aboutit à ce résultat ironique que la traduction financière du « droit de vivre » finit par ruiner les gens que ce droit était censé devoir secourir.

Il nous signale que les contemporains des débuts du capitalisme étaient « atterrés par les contradictions apparentes entre une croissance presque miraculeuse de la production et le fait que les masses étaient presque affamées ». Pour lui, ces contradictions démontrent « l’impossibilité dans laquelle l’ordre capitaliste se trouvait de fonctionner tant que les salaires seraient subventionnés sur les fonds publics ».
En d’autres termes, ces contradictions traduisent l’incompatibilité entre deux logiques : la logique du « droit de vivre » et la logique du capitalisme naissant selon laquelle « le système salarial exigeait impérativement l’abolition du « droit de vivre » tel qu’il avait été proclamé à Speenhamland ».
Finalement, ce fut la logique du marché qui l’emporta. La loi de Speenhamland fut abolie en 1834.

L’après- Speenhamland
La situation s’est-elle améliorée après l’abolition de la loi de Speenhamland ? Laissons parler Polanyi :

Les atrocités bureaucratiques commises contre les pauvres au cours des dix années qui ont suivi 1834 par les autorités chargées d’appliquer la nouvelle loi sur les pauvres centralisée ne furent que sporadiques, et elles n’étaient rien si on les compare aux effets globaux de la plus puissante de toutes les institutions modernes, le marché du travail. Par son ampleur, la menace fut analogue à celle qu’avait présentée Speenhamland, avec cette différence importante que ce n’était pas l’absence mais la présence d’un marché concurrentiel du travail qui était maintenant la source du danger. Si Speenhamland avait empêché l’apparition d’une classe ouvrière, celle-ci se constituait désormais avec les pauvres au travail sous la pression d’un mécanisme inhumain. Si, avec Speenhamland, on avait pris soin des gens comme de bêtes sans grande valeur, on attendait désormais qu’ils prissent soin d’eux-mêmes, et cela avec toutes les chances contre eux. Si Speenhamland représentait l’avilissement d’une misère protégée, le travailleur était désormais sans abri dans la société. Si Speenhamland avait abusé des valeurs de la localité, de la famille et du cadre rural, désormais, l’homme était coupé de son foyer et de ses parents, arraché à ses racines et à tout milieu qui eût un sens.

Dans ce paragraphe, Polanyi ne fait qu’effleurer un sujet qu’il approfondira par la suite, celui des dégâts causés par l’émergence, à partir de 1834, d’un « marché concurrentiel du travail ». Il est d’ores et déjà clair que pour lui, passer de Speenhamland à l’économie de marché, c’est tomber de Charybde en Scylla. Reste à comprendre pourquoi exactement et de quelle nature sont les dévastations qu’il dénonce.

La naissance de la gauche

On ne peut pas dire que le capitalisme industriel ait existé comme système social avant cette date [1834]. Pourtant, l’autoprotection de la société s’installa presque immédiatement : on assista à l’apparition des lois sur les fabriques, de la législation sociale et d’un mouvement ouvrier politique et syndical. Ce fut au cours de cette tentative pour conjurer les dangers totalement nouveaux du mécanisme du marché que le mouvement de protection entra immédiatement en conflit avec l’autorégulation du système.

C’est donc à partir de 1834 que commence à se dessiner « l’histoire sociale du XIXe siècle » dans ce qu’elle a de spécifique, à savoir une lutte entre le capitalisme industriel qui a besoin pour fonctionner que le travail soit organisé sous la forme d’un marché concurrentiel et la classe laborieuse qui défend ses intérêts au travers de mouvements ouvriers politiques et syndicaux.

Les correctifs paternalistes
L’échec de Speenhamland est exemplaire ce qu’il démontre l’incompatibilité du capitalisme avec les correctifs paternalistes assidûment présentés comme susceptibles d’en gommer les effets délétères. Les baumes supposés adoucir la cuisson des violences du marché sur les individus n’aboutissent en fin de compte qu’à empirer leur situation. C’est le mécanisme même du marché autorégulateur qu’il faut questionner. Aucune réflexion sur les pare-feu n’épuisera le sujet.
On peut mesurer à cette aune l’insuffisance des partis de gauche institutionnels tels que le Parti Socialiste en France. Courant éperdument après une image de réalisme et de pragmatisme qui soit à la hauteur du cynisme de la droite, les grands partis de gauches s’abstiennent soigneusement de toute critique radicale du capitalisme. Ils préfèrent cultiver leur image de sérieux et de maturité en traitant l’économie de marché comme les gens sérieux et mûrs sont censés le faire, c’est-à-dire comme l’émanation naturelle de la Loi Économique universelle et transcendante. Les décennies passant, leur ligne de conduite s’est peu à peu réduite à en atténuer la violence en y introduisant des correctifs lénifiants dont l’échec de Speenhamland illustre pourtant l’inanité. La ligne de fracture entre la droite et la gauche gouvernementales tient aujourd’hui tout entière la question de savoir s’il est opportun d’administrer à la classe laborieuse tel ou tel médicament de confort, la condition sine qua non étant de toute façon que l’économie de marché puisse en absorber les effets. Le souci de ne rien faire qui puisse menacer l’édifice capitaliste est aussi prégnant d’un côté que de l’autre.
En se comportant ainsi, ils trahissent leur vocation historique puisque, si l’on en croit l’analyse de Polanyi, la gauche est née d’un besoin de protection de la société contre les dangers que les mécanismes du marché autorégulateur lui faisaient courir. On ne voit pas comment cette protection pourrait être assurée efficacement par des partis qui se contentent d’aménager l’ordre capitaliste sans en réfuter les fondements. Pourtant force est de constater qu’au fil du temps, la collaboration de la gauche institutionnelle avec les pôles de puissance capitalistes n’a fait que se renforcer. De nos jours, on ne peut plus du tout compter sur elle pour porter une critique fondamentale de l’économie de marché. C’est sans doute une bonne nouvelle pour quiconque est intéressé par la croissance et le profit à court terme, mais c’est une nouvelle beaucoup moins réjouissante pour qui se préoccupe des ravages causés par l’élévation du marché autorégulateur au statut de dogme sacré.

Lire la suite: antécédents et conséquences (…)

_____________________________
(1) Dans les textes législatifs et juridiques de cette époque, le mot « pauvre » (poor) n’a pas le sens qu’il a aujourd’hui. Il est appliqué à toute personne qui ne dispose que sa force de travail comme source de revenu. Les « pauvres » constituent une classe assez analogue à ce qu’on appelait en France le « tiers-état ». Les pauvres (poor) ne doivent pas être confondus avec les indigents (pauper). Polanyi écrit à ce sujet : « En réalité, les gentilshommes d’Angleterre estimaient pauvres toutes les personnes qui ne possédaient pas de revenus suffisants pour vivre dans l’oisiveté. « Poor » était donc pratiquement synonyme de « common people » ».

Laisser un commentaire